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MISERE DE LA PENSÉE POLITIQUE EN MAURITANIE : personnalisation, médiatisation et déclin, des analyses structurelles

Politique
Lô Gourmo Abdoul

Il n’y a plus Cent fleurs qui s’épanouissent ni Cent écoles qui rivalisent chez nous.
Depuis plusieurs années, l’analyse politique en Mauritanie tend à se réduire à une seule fleur fanée et à une seule école branlante : presque exclusivement la lecture personnalisée du pouvoir. Les débats publics, médiatiques et même académiques se focalisent de manière privilégiée sur la personnalité des dirigeants, leurs intentions supposées, leurs qualités morales ou leurs défauts individuels, leurs rapports plus ou moins suivis avec le reste de la classe politique reléguant au second plan l’étude des rapports sociaux, économiques et institutionnels qui structurent et orientent pourtant leur action politique. Cette personnalisation excessive du politique participe d’un appauvrissement de la pensée critique et contribue à une compréhension largement tronquée des dynamiques de pouvoir. Qui plus est, cette approche paresseuse et superficielle permet le foisonnement des « spécialistes » en psychologie des Grands turbans et des derniers nommés du dernier remaniement qui font le bonheur des salons de Nouakchott.

Déclin idéologique et montée de la personnalisation

La montée de la personnalisation du discours politique en Mauritanie ne peut être comprise indépendamment du déclin relatif et durable des grilles idéologiques et analytiques progressistes dominantes qui structuraient, jusqu’à la fin des années 1970, une large part de la pensée politique critique. La période dite de la « liquidation » du MND et du Parti des Kadihines, à la fin des années 1970, marque un tournant décisif : elle correspond à la désarticulation et à l’éclipse d’un paradigme politique centré sur l’analyse des rapports de classe, des structures économiques et des formes de domination systémique.

Les organisations révolutionnaires mauritaniennes proposaient une lecture du champ politique fondée sur la centralité des rapports de production, l’analyse de l’État comme instrument de domination de classe et la critique des alliances entre élites politiques, militaires et économiques. Leur affaiblissement, sous l’effet combiné de la répression, de la marginalisation et des recompositions internes, a entraîné non seulement un affaiblissement politique, mais également un affaissement intellectuel, en privant le champ politique de grilles de lecture capables de penser le pouvoir comme structure plutôt que comme somme de volontés individuelles et de  » coups » intermittents.

Ce tournant national s’inscrit dans une dynamique internationale plus large. À partir de la fin des années 1970, la crise mondiale de la gauche, l’épuisement relatif des références socialistes et la montée de l’ultralibéralisme ont contribué à faussement ringardiser voire délégitimer les analyses réalistes dialectiques et structuralistes. Le triomphe du paradigme néolibéral s’est accompagné d’une revalorisation de l’individu comme acteur autonome et d’un déplacement du politique vers les registres du leadership, du marketing, de la communication personnelle et de la gestion des images. Dans ce contexte, la personnalisation du discours politique apparaît comme le corrélat idéologique d’un monde où les structures sociales sont rendues invisibles au profit des trajectoires individuelles.

Émiettement de l’espace politique et montée des logiques identitaires

En Mauritanie, la marginalisation de ces cadres analytiques a laissé un vide théorique et politique de grande ampleur. Ce vide n’a pas été comblé par l’émergence de nouveaux paradigmes structurels, mais par une lecture de plus en plus personnalisée du champ politique, centrée sur les intentions supposées des dirigeants, leurs rivalités personnelles, leurs alliances tactiques et leurs qualités morales. Cette personnalisation fonctionne comme une régression analytique, transformant des rapports sociaux objectivables en querelles interpersonnelles et des logiques de domination en conflits de personnes.

L’un des effets majeurs de cette évolution est l’émiettement de l’espace politique. Privée de cadres idéologiques unificateurs, la scène politique se fragmente en une multiplicité d’acteurs et de discours souvent structurés autour d’appartenances tribales, statutaires ou ethniques, ou encore de loyautés personnelles et clientélaires. Ces grilles de lecture identitaires, bien qu’ancrées dans des réalités sociales effectives, tendent à être mobilisées de manière dépolitisante, en naturalisant les clivages et en les détachant des rapports économiques et historiques qui les produisent.

La vie parlementaire et la surmédiatisation comme champs emblématiques de l’excès de personnalisation

Cette dynamique trouve aujourd’hui une expression particulièrement visible dans la vie parlementaire. L’espace parlementaire, qui devrait constituer le lieu privilégié de la délibération critique et de l’évaluation structurelle des politiques publiques, tend de plus en plus à se transformer en une scène de confrontations personnalisées. Les invectives, les admonestations morales et les attaques ad hominem y prennent le pas sur l’analyse des politiques économiques, sociales ou institutionnelles, renforçant ainsi une lecture individualisée du pouvoir.
Cette transformation est accentuée par la surmédiatisation, notamment à travers les réseaux sociaux. Les interventions des députés sont de plus en plus pensées comme des performances symboliques destinées à produire des séquences médiatiques immédiatement diffusables et susceptibles de générer des réactions émotionnelles. Dans ce cadre, la critique structurelle, qui requiert du temps, des concepts et une mise en perspective historique, se trouve marginalisée au profit de formules choc et de mises en scène conflictuelles. Les extraits de débats, isolés de leur contexte, circulent comme des objets de polémique, contribuant à la polarisation et à la personnalisation du débat public.

Ce phénomène exerce un effet de rétroaction sur l’ensemble du champ politique. Les acteurs sont incités à adopter des stratégies discursives conformes aux attentes médiatiques dominantes, ce qui renforce l’individualisation du politique et affaiblit la construction de projets collectifs. Par ailleurs, la mobilisation répétée de références identitaires dans ces échanges parlementaires contribue à renforcer les modèles d’analyse fragmentés, où les conflits sociaux sont requalifiés en oppositions entre personnes, groupes ou communautés.

On saisit ainsi que la faible densité théorique et lconceptuelle qui caractérise les identifications politiques contemporaines en Mauritanie résulte directement de la combinaison de la personnalisation du pouvoir et de l’emprise des logiques médiatiques. Les catégorisations simplistes — opposant « radicaux » et « modérés », ou « radicaux » et « extrémistes » — et les critiques vagues adressées au « système » témoignent moins d’une analyse rigoureuse que d’une réduction du politique à des querelles personnelles et à des différenciations symboliques médiatisées. Cette situation prépare le terrain pour conclure sur les conséquences profondes de cette évolution : fragmentation de l’espace politique, montée des logiques identitaires et marginalisation des analyses structurelles.

Cette dynamique a des conséquences profondes : elle affaiblit la capacité du débat public à produire une réflexion critique, renforce l’émiettement de l’espace politique et favorise la naturalisation des clivages identitaires et individualistes. En réduisant la politique à une juxtaposition de personnalités et de styles, elle empêche la constitution de projets collectifs capables de transformer les structures sociales et économiques qui conditionnent l’action politique.

Il apparaît dès lors que restituer la pensée politique dans sa dimension structurelle et conceptuelle est une condition nécessaire pour dépasser la superficialité des analyses actuelles. Une lecture du champ politique qui articule acteurs, institutions, rapports sociaux et contraintes économiques, et qui réinscrit les luttes parlementaires et médiatiques dans leur contexte systémique, permettrait non seulement de mieux comprendre le fonctionnement réel du pouvoir en Mauritanie, mais aussi de redonner au débat public sa capacité critique et émancipatrice.
Gourmo Abdoul Lô, 29 décembre 2025

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