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RGPH 2023 : Croissance démographique, fractures sociales et vérités cachées

RGPH 2023 : Croissance
démographique, fractures sociales et
vérités cachées

Par Cheikh Sidati Hamadi
Expert Senior en Droits des CDWD (Communautés Discriminées sur la base de
l’Ascendance et du Travail)
Chercheur Associé , Analyste, Essayiste
Introduction : Une prouesse technique, un défi
stratégique
Le 17 juin 2024, le ministère mauritanien de l’Économie et des Finances a rendu publics les
résultats finaux du cinquième Recensement Général de la Population et de l’Habitat
(RGPH 2023), réalisé par l’Agence Nationale de la Statistique et de l’Analyse
Démographique et Économique (ANSADE). Avec un chiffre officiel de 4.927.532
habitants et un taux de croissance annuel stabilisé à 3,1 % (ANSADE, 2024a), le
gouvernement a salué une étape décisive dans la consolidation de son appareil statistique,
indispensable pour piloter les politiques publiques nationales.
Cependant, derrière ce tableau optimiste se dessinent des faiblesses structurelles, des
zones d’ombre méthodologiques, mais surtout une question cruciale d’exploitation
effective de ces données pour corriger les déséquilibres sociaux historiques. Cette lecture
critique est un regard rigoureux, nourri de comparaisons chiffrées, sur ce recensement, en
particulier à travers le prisme de l’inclusion sociale, notamment pour les Communautés
Discriminées sur la base de l’Ascendance et du Travail (CDWD).
Des chiffres en hausse : une démographie en
accélération déséquilibrée
Les résultats du RGPH 2023 confirment une dynamique démographique soutenue. Entre
2013 et 2023, la population mauritanienne est passée de 3.537.368 habitants à 4.927.532,
soit une augmentation brute de 1.390.164 personnes en dix ans. Cela représente une
croissance globale de 39,2 % sur la période (ANSADE, 2024a ; ANSADE, 2015). Cette
augmentation correspond à une croissance annuelle moyenne de 2,9 % en 2013 contre 3,1
% en 2023, marquant une légère accélération.
Dans le même temps, le nombre total de ménages est passé de 612.513 ménages en 2013
à 834.352 ménages en 2023, soit une progression de plus de 36 %. Ce dynamisme

contraste avec une stabilité apparente de la taille moyenne des ménages, passant de 6,0
personnes par ménage en 2013 à 5,9 personnes par ménage en 2023.
Cette évolution, relativement cohérente avec les prévisions démographiques de la Banque
mondiale (Banque mondiale, 2024), masque cependant de fortes disparités internes. La
capitale, Nouakchott, concentre désormais près de 1,4 million d’habitants, soit près d’un
tiers de la population totale du pays, tandis que d’autres pôles urbains comme Nouadhibou
ou le corridor fluvial au sud enregistrent également une forte poussée démographique. A
contrario, les wilayas désertiques (Adrar, Tiris Zemmour, Inchiri) restent faiblement
peuplées.
Analyse critique des données démographiques
La progression démographique globale cache de profondes fractures territoriales et
sociales, peu mises en lumière par le rapport officiel. De larges segments de la population
vivant dans les zones rurales périphériques, les quartiers informels de Nouakchott,
Nouadhibou ou Rosso, ainsi que dans les zones périurbaines du sud, sont composés
majoritairement de descendants d’esclaves, communément identifiés comme CDWD.
Plusieurs études indépendantes, notamment le rapport 2023 d’Action Contre la Faim
(ACF), indiquent que près de 60 à 70 % des ménages vivant dans ces conditions de
pauvreté structurelle appartiennent précisément à ces groupes (ACF, 2023). Ces
populations souffrent d’exclusion multidimensionnelle : faible accès à l’éducation, au
logement, à la santé, à l’emploi formel et, parfois, à l’état civil. Or, ces dimensions sont
totalement absentes de l’analyse du RGPH 2023.
Cette lacune est d’autant plus grave que les Communautés Discriminées sur la base de
l’Ascendance et du Travail constituent plus de 50 % de la population nationale, ce qui
en fait l’écrasante majorité démographique du pays. L’inexistence de données
désagrégées les concernant dans un recensement de cette ampleur traduit un effacement
statistique lourd de conséquences politiques. Cette invisibilisation empêche non seulement
d’appréhender l’ampleur réelle des inégalités socio-économiques, mais elle prive également
ces communautés de la possibilité d’être reconnues dans leurs droits, leurs besoins
spécifiques, leurs urgences vitales.
En l’absence de telles données, aucune politique publique sérieuse, orientée et durable
ne peut prétendre répondre aux défis du développement en Mauritanie. La prise en compte
spécifique des préoccupations essentielles et existentielles de ces communautés doit
constituer la base éthique et politique de toute stratégie de développement réellement
inclusive.
Pire encore, dans certaines communes rurales du sud, le taux d’analphabétisme dépasse
55 %, atteignant près de 70 % chez les femmes appartenant à ces groupes (UNESCO,
2023). La mortalité maternelle, quant à elle, reste dramatiquement élevée avec 766 décès
pour 100.000 naissances vivantes en 2023, affectant principalement ces populations
marginalisées (FNUAP, 2024).

À ces réalités s’ajoute un urbanisme désorganisé. Plus de 40 % des habitants de
Nouakchott résident aujourd’hui dans des quartiers informels, souvent sans accès durable
à l’eau potable ni à l’assainissement (ACF, 2023). Ces quartiers concentrent massivement
les populations issues des CDWD, victimes de discriminations historiques et
contemporaines.
Limites méthodologiques et lacunes critiques
Bien que le RGPH 2023 revendique sa conformité aux standards internationaux, plusieurs
limites structurelles entachent la portée réelle de ce recensement :
1️⃣ Sous-recensement probable des populations marginalisées
Les zones rurales enclavées du Gorgol, du Brakna et du Guidimakha, ainsi que les
quartiers périphériques informels, n’ont probablement pas été recensés de manière
exhaustive. Le rapport de l’ANSADE ne mentionne d’ailleurs aucun taux d’omission
estimé, ce qui affaiblit la crédibilité statistique de l’opération (ANSADE, 2024a).
2️⃣ Absence d’indicateurs sociaux et statutaires sensibles
Contrairement aux pratiques statistiques désormais adoptées au Mali et au Sénégal, le
recensement mauritanien n’a pas intégré de modules permettant d’appréhender les
dynamiques discriminatoires fondées sur l’origine sociale ou le statut juridique (OIT, 2020 ;
ACF, 2023). Cette lacune méthodologique perpétue l’invisibilisation statistique des CDWD,
qui constitue pourtant l’enjeu central pour la planification démocratique et équitable du
développement national.
3️⃣ Faible exploitation des données pour l’analyse sociale
La base de données de 10 % d’échantillon annoncée (ANSADE, 2024a), censée faciliter
la recherche académique, demeure insuffisante pour permettre une analyse rigoureuse
et indépendante des fractures socio-économiques du pays.
Croissance démographique incontrôlée et exclusion
structurelle
Cette croissance, si elle se poursuit au rythme actuel, pourrait porter la population
mauritanienne à 7 millions d’habitants à l’horizon 2040 (Banque mondiale, 2024). Or,
sans politiques publiques ciblées et inclusives, cette trajectoire risque d’approfondir les
inégalités structurelles qui touchent principalement les CDWD.
Loin de refléter un « développement équilibré », ces chiffres bruts risquent de masquer un
creusement alarmant de la fracture sociale, visible notamment dans le différentiel d’accès
à l’éducation, à l’emploi et aux services sociaux de base.
Recommandations stratégiques

1️⃣ Introduire des modules d’enquête spécifiques sur l’appartenance sociale et le
statut juridique, notamment sur la situation des descendants d’esclaves et des ex-
affranchis.
2️⃣ Ventiler systématiquement les données par régions, par sexe, par tranche d’âge et
par catégories socioéconomiques, afin de mieux cibler les actions de développement.
3️⃣ Mettre à disposition ces données non seulement aux institutions publiques, mais
aussi aux ONG spécialisées, aux universitaires et aux chercheurs indépendants, pour
permettre des analyses croisées avec les données issues d’enquêtes indépendantes.
4️⃣ Conditionner une partie des aides budgétaires internationales à la production
régulière de statistiques sociales désagrégées, afin d’obliger l’appareil étatique à intégrer
ces dimensions fondamentales dans les politiques publiques.
Conclusion : Un défi éthique et démocratique
Le RGPH 2023 constitue une avancée technique incontestable. Mais la donnée brute ne
fait pas justice sociale. Sans un effort délibéré pour utiliser ces résultats au service des
populations historiquement discriminées, le recensement risque de se transformer en
exercice bureaucratique vide de sens démocratique.
Le combat pour une Mauritanie inclusive et équitable passe par l’instauration d’un
véritable droit de cité statistique pour les CDWD, préalable nécessaire à toute dignité,
reconnaissance et participation effective à la vie nationale.
Références
● ANSADE. (2024a). Résultats définitifs du RGPH 2023. Agence Nationale de la
Statistique et de l’Analyse Démographique et Économique.
● ANSADE. (2015). Résultats globaux du RGPH 2013. Ministère de l’Économie et des
Finances.
● Action Contre la Faim (ACF). (2023). Rapport sur la pauvreté multidimensionnelle en
Mauritanie. ACF Mauritanie.
● Organisation Internationale du Travail (OIT). (2020). Esclavage et discriminations
fondées sur l’ascendance : étude de cas sur la Mauritanie.
● FNUAP. (2024). Rapport annuel sur la santé reproductive et la démographie en
Mauritanie. Fonds des Nations unies pour la population.
● Banque mondiale. (2024). Perspectives économiques et démographiques de la
Mauritanie.
● UNESCO. (2023). Statistiques mondiales de l’alphabétisation : Mauritanie.
Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture.

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