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Sahel : “Nous avons documenté des cas d’exécutions extrajudiciaires, d’homicides illégaux et de disparitions forcées”
Dans un rapport rendu public le mois dernier, Amnesty International affirme que les forces de défense et de sécurité du Mali, du Niger et du Burkina Faso “sèment la terreur et commettent des tueries dans des villages sous couvert d’opérations antiterroristes.” Chercheur pour l’Afrique de l’ouest francophone au sein d’Amnesty International et auteur de ce rapport, Ousmane Aly Diallo répond à nos questions.
TV5MONDE : Dans un rapport paru récemment, vous dénoncez les exactions des armées nationales dans la lutte contre le terrorisme au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Compte tenu du contexte actuel d’insécurité et de pandémie de la covid-19, comment avez-vous pu procéder à de telles enquêtes ?
Ousmane Aly Diallo : Le contexte actuel d’insécurité et pandémie du Covid-19 rend difficile la recherche et la documentation sur les abus et violations des droits humains, mais ne les rend pas impossible. Amnesty International est habituée à mener des enquêtes dans des pays ou régions fermées et applique à cet égard une méthodologie précise.
D’ailleurs, nous ne sommes pas la seule organisation qui a dénoncé les violations dans le Sahel ; la division des droits de l’homme de la MINUSMA en a fait état dans sa note trimestrielle de mars 2020, ainsi que l’organisation Human Rights Watch, pour ce qui est des incidents à Djibo, du 9 avril 2020.
Le rapport que vous évoquez couvre la période entre février et avril 2020, qui suit le sommet de Pau de janvier 2020, auquel ces trois pays, en tant que membres du G5 Sahel, ont participé. Nous avons documenté des cas d’exécutions extrajudiciaires, d’homicides illégaux et de disparitions forcées, durant des opérations militaires, notamment à la suite de pertes subies par les FDS, les forces de défense et de sécurité de ces pays.
Au Mali, les faits ont eu lieu dans les communes de Diabaly et de Dogofry (région de Ségou, dans le centre du pays) entre février et mars 2020. Au Burkina, ils ont eu lieu dans les villes de Ouahigouya et de Djibo, en mars et avril 2020. C’est durant la même période que nous avons documenté plusieurs cas de disparitions forcées dans le département d’Ayorou, au sud-ouest du Niger, dans le cadre de l’opération Almahou.
Pour revenir à notre méthodologie d’enquête, notre recherche est partie d’incidents qui ont eu lieu au Mali dans le cercle de Niono (région de Ségou) au mois de février 2020. Nous avons reçu les premières alertes sur des exactions commises par les FDS, par des partenaires locaux et des organisations de la société civile. D’autres alertes nous sont parvenues sur des incidents similaires survenues au Niger et au Burkina Faso.
Au mois de mars, nous avons procédé à une trentaine d’interviews des rescapés de ces attaques, des parents des victimes et des leaders locaux qui ont toutes corroboré ces incidents et les responsabilités au Mali, puis au Niger et au Burkina Faso. Du fait des restrictions en place sur les déplacements internationaux, la plupart des entretiens ont eu lieu par téléphone, souvent avec le soutien d’un traducteur.
Nous avons également pu collecter d’autres éléments tels que les photos des victimes des exécutions extrajudiciaires de Ouahigouya au Burkina Faso qui corroboraient les témoignages recueillis, la liste des personnes dont les biens ont été saisis par l’armée malienne durant leur intervention à Belidanedji (16 février), où 5 personnes ont été exécutées de manière extrajudiciaire et 18 autres disparues de forces, ou encore la liste des personnes portées disparues et le témoignage de plusieurs parents dans la région de Tillabéry, au Niger.
C’est de cette manière que nous avons pu établir ce faisceau d’indices qui montre clairement la responsabilité des FDS dans ces violations. Par ailleurs, ce que nous demandons aux autorités des trois pays concernés c’est de mener des enquêtes approfondies pour établir les faits et les responsabilités s’agissant des incidents sur lesquels nous avons enquêter et toute autre violations et abus des droits humains commis par les forces armées et les groupes armés.
Toujours dans ce rapport, les accusations d’exactions commises par l’armée nigérienne rejoignent celles de la MINUSMA. Est-ce que vous confirmez ces informations ?
Les événements que nous décrivons sont différents de ceux qui ont été rapportés en mars 2020 par la division des droits de l’homme de la MINUSMA. Ces derniers portaient sur des allégations d’exécutions extrajudiciaires commises par les forces armées du Niger, au Mali, à Inekar, (24 victimes), Anderamboukane (5 victimes) et dans une localité située entre Anderamboukane et Chinagodar (5 victimes).
Les incidents décrits dans notre rapport portent sur au moins 115 cas de disparitions forcées dans le département d’Ayorou, dans le sud-ouest du Niger. Selon les témoignages recueillis, 48 individus ont été arrêtés par les militaires du Niger entre le 27 et le 29 mars 2020 alors qu’ils se rendaient ou revenaient du marché d’Ayorou.
54 autres individus ont été arrêtés durant une seconde vague dans plusieurs campements dont Garey-Akoukou, Garey-Gomnika et Ibroubak. Et 13 bergers ont été arrêtés par des militaires alors qu’ils se trouvaient près d’un puits à Boni-Peulh, le 3 avril 2020, toujours dans le même département.
Nous confirmons qu’il s’agit de cas de disparitions forcées commises par les forces de défense dans le cadre de l’opération Almahou. Au moment de notre enquête, les parents des personnes arrêtées et des acteurs locaux n’avaient aucune information sur l’endroit où elles pouvaient se trouver. Nous craignons fortement que ces personnes aient pu être tuées au vu des fosses communes identifiées par les populations.
Le contexte d’état d’urgence dans la région de Tillabéry [dans le sud-ouest du Niger, NDLR], en plus des restrictions de déplacement international, rendent difficile l’accès à ces lieux précités par des acteurs indépendants. Nous avons demandé une enquête sur cet incident. La Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) est en train de mener des investigations sur ces allégations et nous espérons qu’elles permettront de situer les responsabilités, et que les autorités vont agir dans le sens de rendre justice aux victimes.
Le Niger fait notamment valoir que les forces déployées au front ont reçu une formation en droits humains et en droit international humanitaire, ce qui évidemment ne certifie en rien qu’elles ne sont pas responsables d’exactions.
Ousmane Aly Diallo, Amnesty International
Les autorités nigériennes rejettent en bloc ces allégations et accusent à leur tour les groupes armés terroristes qui tentent, selon elles, de semer la confusion en arborant les treillis des Forces de défense et de sécurité. Que vous inspire cette réponse ?
Le Niger a effectivement rejeté toutes les allégations d’exactions commises par ses forces armées. Les autorités se sont même opposées au mois de mai à un examen de ces allégations au niveau du conseil de sécurité de l’ONU. Le Niger fait notamment valoir que les forces déployées au front ont reçu une formation en droits humains et en droit international humanitaire, ce qui évidemment ne certifie en rien qu’elles ne sont pas responsables d’exactions.
Le Niger impute les exactions aux groupes armés qui sont actifs dans le nord-ouest de la région de Tillabéry. S’il est vrai que des éléments des groupes armés portent parfois des treillis militaires, les nombreux témoignages que nous avons recueillis pointent la responsabilité des forces armées nationales.
Il est important de noter que les méthodes d’interpellation des forains ressemblent à celles qui sont employées par les forces de défense et de sécurité, à savoir les patrouilles dans des foires hebdomadaires pour en contrôler l’accès et procéder à l’arrestation d’individus qui sont considérés comme « suspects ».
Ces arrestations ont eu lieu dans le chef-lieu du département d’Ayorou, pas dans les zones limitrophes du Mali et du Burkina Faso. Elles ont eu lieu en outre pendant plus d’une semaine, et pas le temps d’un raid comme c’est généralement le cas avec les groupes armés.
Le Niger se base sur des enquêtes menées par l’Inspection générale des armées pour battre en brèche ces allégations, alors que la Commission nationale des droits de l’homme n’a pas encore bouclé ses enquêtes sur ces incidents. Par ailleurs, plusieurs acteurs locaux ont été interpellés par la gendarmerie au cours des semaines qui ont suivi la diffusion de la liste des individus portés disparus. Ce n’est pas une attitude favorable à l’établissement des faits et de la justice.
Ces derniers mois, les militaires maliens, nigériens et burkinabé ont payé un lourd tribut à la lutte contre le terrorisme. Mais depuis le sommet du G5 Sahel de Pau, en janvier dernier, ces attaques massives et spectaculaires ont fortement reflué ; et dans le même temps, les exactions des armées se sont accrues. Y-a-t-il là un lien de cause à effet ?
Il y a clairement un lien entre ces différents éléments. Durant le sommet de Pau, une des résolutions était d’intensifier les opérations militaires dans la zone des trois frontières, où durant la dernière moitié de l’année 2019, l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) a mené des attaques mortelles contre les forces armées du Mali, du Burkina et du Niger.
Sur le terrain, ces opérations ont sans doute eu un impact sur les activités de l’EIGS, le principal groupe dans la zone des trois frontières, qui est sur la défensive ces derniers mois. Mais au-delà du Liptako-Gourma, ces opérations se sont aussi caractérisées par des violations commises par les forces armées contre les populations civiles.
Il y a une volonté de montrer des résultats auprès des opinions nationale et internationale dans la lutte contre les groupes armés après les revers de l’année dernière. Mais cette volonté ne doit pas se concrétiser à n’importe quel prix. Les populations civiles présentes dans les zones d’opération sont exposées aux abus des groupes armés qui les intimident et les dissuadent de soutenir les armées nationales, et les violations des forces armées qui les accusent souvent de soutenir les groupes armés.
Elles sont prises dans cet étau, et pendant longtemps il y a eu un déni sur l’étendue de ces violations. Il est heureux que les attitudes commencent à changer sur ce sujet, et que les demandes de reddition des comptes se font beaucoup plus pressantes, chez les partenaires des armées sahéliennes.
Lors du dernier sommet du G5 Sahel, à Nouakchott, en Mauritanie, la France a affirmé que la réponse à cette question des exactions « c’est davantage encore d’actions conjointes entre les forces françaises et les forces partenaires, et une judiciarisation de ces actes. » Est-ce selon vous la bonne solution ?
Vu l’étendue de la menace, il sera très difficile de mener des opérations conjointes aux quatre coins du Sahel. La judiciarisation des opérations est beaucoup plus optimale comme solution et devrait être la voie à suivre pour changer la donne dans la région.
Cette judiciarisation des opérations militaires est impérative ; le cadre de conformité aux droits humains et au droit international humanitaire signé par le G5 Sahel et le Haut-Commissariat des Droits de l’Homme et financé par l’Union européenne, pour la Force conjointe, prévoit des mécanismes de suivi et d’enquête pour vérifier et établir les responsabilités sur les allégations de violations du droit international humanitaire et des droits humains, dans le cadre des opérations.
Il prévoit aussi le déploiement d’unités prévôtales chargées de s’assurer du respect du droit international et l’intégration de paramètres portant sur la protection des civils (en particulier des femmes, des enfants, des témoins et des victimes) dans la planification, l’exécution et l’évaluation des opérations.
Il est important que ces dispositions soit complètement mises en œuvre et aillent au-delà des unités de la Force conjointe et soient intégrées par toutes les forces de défense et de sécurité qui sont impliquées dans les opérations militaires. C’est le souhait exprimé par les chefs d’État lors du sommet de Nouakchott du 30 juin 2020.
Enfin, au-delà de ces efforts, il y a aussi la nécessité de renforcer la chaine entre les forces armées et les institutions judiciaires afin qu’elles se complètent, dans le cadre de la lutte contre les groupes armés.
Les institutions judiciaires nationales devraient être soutenues en termes de formation et de ressources, afin qu’elles prennent la suite des forces de sécurité, à la suite des opérations.
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