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Lutte contre l’esclavage au Sahel : analyse critique du projet de loi malien à la lumière des lois mauritaniennes

Lutte contre l’esclavage au Sahel : analyse critique du projet de loi malien

Analyse critique du projet de loi malien sur l’esclavage, comparée aux lois mauritaniennes 2015-031 et 2024-039, et perspectives régionales pour le Sahel.

Conférence Internationale sur les Communautés Discriminées sur la base de l’Ascendance et du Travail

Niamey (Niger), du 15 au 17 décembre 2025.

Panel sur le Projet de Loi Malien du 16 Décembre 2025.

Analyse critique du projet de loi malien sur l’esclavage et perspectives régionales inspirées des lois mauritaniennes 2015-031 et 2024-039.

Cheikh Sidati Hamady
Expert senior en droits des CDWD, Chercheur associé, Spécialiste des discriminations structurelles, Analyste et Essayiste.

L’esclavage, sous toutes ses formes, continue de représenter un défi majeur pour le Mali et pour l’ensemble de la région du Sahel, affectant profondément la cohésion sociale, les droits humains et le développement économique. Malgré les interdictions légales formelles, de nombreuses communautés restent vulnérables à des discriminations et à des exploitations systémiques enracinées dans l’ascendance et les pratiques historiques et coutumières.
Le projet de loi malien sur l’esclavage constitue une étape cruciale pour remédier à ces injustices, visant non seulement à criminaliser toutes les formes d’esclavage, mais également à protéger et autonomiser les victimes. Cependant, son impact dépend de l’apprentissage des expériences régionales. En particulier, la loi mauritanienne 2015-031 et la Cour spéciale instituée par la loi 2024-039 offrent des enseignements précieux, mettant en évidence à la fois des bonnes pratiques et des limites structurelles.
Cette analyse examine les forces et failles du projet de loi malien, évalue le cadre juridique mauritanien et propose des recommandations pour renforcer l’efficacité de la loi au niveau national et son applicabilité à l’échelle du Sahel.

1. Analyse du projet de loi malien

1.1 Points forts
Le projet de loi malien est ambitieux par sa portée, couvrant l’esclavage par filiation, l’esclavage sexuel, la servitude, l’asservissement par dette, le placement forcé et d’autres pratiques coutumières. Il interdit également la glorification de l’esclavage et la discrimination fondée sur le statut d’esclave.
Il prévoit une protection complète des victimes, incluant un soutien juridique, médical et psychologique, la restitution des biens, la réintégration sociale et professionnelle, ainsi que des programmes d’autonomisation pour favoriser l’émancipation.
Sur le plan pénal, la loi comprend des sanctions détaillées, avec des aggravations prévues pour la complicité et les tentatives. Elle prévoit des instances nationales de coordination et une coopération internationale adaptée aux crimes liés à l’esclavage. Enfin, elle prend en compte les enfants et personnes vulnérables, avec des procédures spécifiques pour recueillir leurs témoignages et assurer leur protection.

1.2 Limites et axes d’amélioration

Malgré ces avancées, le projet présente certaines limites :

Ambiguïté juridique : l’article 10 (chapitre IV) indique que l’esclavage est « interdit » sans le qualifier explicitement de crime contre l’humanité, qui définit l’imprescriptibilité du crime d’esclavage, ce qui peut limiter les poursuites et ouvrir la voie à une prescription du crime d’esclavage.
Absence de juridiction spécialisée.
Absence de mécanismes de suivi et d’évaluation pour la mise en œuvre de la loi.
Formation insuffisante des acteurs judiciaires et des forces de l’ordre.
Complexité administrative : la multiplication des instances peut ralentir l’action.
Approche régionale limitée : la coopération internationale est prévue, mais aucun mécanisme spécifique n’est proposé pour le Sahel.
Protection insuffisante des lanceurs d’alerte, excluant les victimes dénonçant leurs maîtres sous contrainte.

2. Bonnes pratiques et limites de la loi mauritanienne 2015-031 et loi 2024-039

La loi mauritanienne 2015-031 offre plusieurs enseignements :
Criminalisation claire et unifiée de l’esclavage et des pratiques analogues.
Responsabilité des individus et des entités juridiques.
Réparation complète pour les victimes : restitution des biens et indemnisation économique.
Approche répressive et préventive : sanctions sévères combinées à des campagnes de sensibilisation.
Clarté sur l’esclavage par filiation, criminalisant la transmission intergénérationnelle.
Cependant, plusieurs limites et failles existent :
Formation insuffisante des juges issus des communautés de victimes, pouvant décourager les victimes à rechercher justice.
Application inégale de la loi selon les régions, avec des lacunes dans le suivi et la coordination.
Protection limitée des lanceurs d’alerte et des témoins vulnérables.
Failles dans la réparation économique : certaines victimes n’ont pas accès à des mécanismes efficaces de restitution.

La Cour spéciale créée par la loi 2024-039

La loi 2024-039 institue une Cour spéciale pour traiter les affaires d’esclavage et le trafic d’êtres humains. Bien que cette initiative soit louable, plusieurs limites ont été identifiées :
Accès limité pour les victimes et témoins dans les régions éloignées.
Procédures lourdes et centralisées, ralentissant le traitement des dossiers.
Manque de formation spécialisée pour les juges et magistrats sur les enjeux liés à l’esclavage et aux traumatismes des victimes.
Insuffisance de coordination avec les tribunaux ordinaires et les mécanismes transfrontaliers.

Ces limites mettent en lumière les risques que la loi malienne doit éviter pour garantir son efficacité et son applicabilité régionale.

3. Recommandations pour renforcer la loi malienne et l’étendre au Sahel

 

3.1 Niveau national

Clarification juridique :

Remplacer « interdit » par « constitue un crime ».

Mécanismes de suivi et d’évaluation : créer une unité dédiée avec indicateurs annuels.

Renforcement de la formation des acteurs judiciaires et des forces de l’ordre, incluant des juges issus des communautés de victimes.

Création de tribunaux spécialisés pour assurer rapidité, expertise et impartialité.

Protection étendue des lanceurs d’alerte et des victimes vulnérables.

Programmes d’autonomisation et de soutien psychologique pour les victimes.

Harmonisation des sanctions pour toutes les formes d’esclavage et pratiques analogues.

Insérer la pertinence de la résolution 619 sur les CDWD.

3.2 Niveau régional (Sahel)

Harmonisation législative :

Coordination entre les pays du G5 Sahel (Mali, Mauritanie, Niger, Burkina Faso, Tchad) sur définitions et sanctions.

Renforcement de la coopération transfrontalière :

Création de centres d’échange d’informations, bases de données régionales et opérations conjointes.

Programmes régionaux de prévention : campagnes éducatives pour les communautés transfrontalières.

Tribunal spécial régional du Sahel : traiter les affaires d’esclavage et de traite transfrontalière avec des procédures simplifiées.

Soutien aux victimes transfrontalières : protection et réintégration des victimes déplacées ou rapatriées.

Déconstruire les codes esclavagistes du Moukhtassar Khalil par l’éducation, la formation et la sensibilisation en collaboration avec les chefs religieux et coutumiers.

Conclusion

Le projet de loi malien constitue une initiative majeure dans la lutte contre l’esclavage, mais son plein potentiel dépend de l’intégration des enseignements tirés des lois mauritaniennes et de la Cour spéciale. En renforçant la criminalisation, en améliorant la formation des juges, en garantissant l’accès aux victimes, en simplifiant les procédures et en favorisant la coopération régionale, le Mali peut établir un cadre juridique solide, pouvant servir de modèle pour l’ensemble du Sahel.
À l’avenir, l’harmonisation législative, la création d’institutions régionales spécialisées et la mise en place de mécanismes de soutien transfrontaliers aux victimes seront essentielles pour éradiquer l’esclavage, protéger les communautés vulnérables et promouvoir la justice, la prévention et l’émancipation sociale dans toute la région.

Références
Loi mauritanienne n° 2015-031 sur l’esclavage, 2015.
Loi mauritanienne n° 2024-039 instituant la Cour spéciale pour les crimes liés à l’esclavage, 2024.
Projet de loi malien sur l’esclavage, Ministère de la Justice du Mali, 2023.
Rapports du G5 Sahel sur la coopération régionale et la lutte contre la traite et l’esclavage, 2022–2023.
Rapports de l’ONU et de l’UNICEF sur la protection des enfants et des victimes d’esclavage, 2020–2023.

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