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Les cadres juridiques nationaux de lutte contre les discriminations fondées sur l’ascendance et le travail au Sahel : le cas de la Mauritanie, entre avancées normatives et défis d’application

Analyse des cadres juridiques sahéliens contre les discriminations fondées sur l’ascendance et le travail, avec un focus sur la Mauritanie, entre avancées légales et limites d’application.

Participant à une session de la Conférence internationale sur les communautés discriminées sur la base de l’ascendance et du travail à Niamey
Session de travail lors de la Conférence internationale sur les communautés discriminées sur la base de l’ascendance et du travail (CDWD), Niamey, décembre 2025.

Les discriminations fondées sur l’ascendance et le travail restent profondément ancrées au Sahel. Cet article analyse les cadres juridiques régionaux et examine le cas mauritanien, entre avancées normatives significatives et défis persistants d’application.

Conférence Internationale sur les Communautés Discriminées sur la base de l’Ascendance et du Travail

Niamey (Niger), du 15 au 17 décembre 2025
Les cadres juridiques nationaux de lutte contre les discriminations fondées sur l’ascendance et sur le travail au Sahel :
Le cas de la Mauritanie : entre avancées normatives et défis d’application
Cheikh Sidati Hamady
Expert senior en droits des CDWD, Chercheur associé, Spécialiste des discriminations structurelles, Analyste et Essayiste.
Introduction
Dans le Sahel, comme dans une grande partie de l’Afrique, les hiérarchies sociales héritées continuent de structurer profondément les rapports humains et économiques. Ces structures, ancrées dans l’histoire de l’esclavage, des castes professionnelles et des relations sociales traditionnelles, déterminent encore aujourd’hui l’accès aux droits, aux ressources et aux opportunités. Les discriminations fondées sur l’ascendance et le travail ne sont donc pas de simples vestiges culturels, mais des mécanismes actifs de maintien de privilèges et d’exclusion.
Les descendants d’esclaves et certains groupes professionnels historiquement marginalisés, regroupés sous le terme de Communautés Discriminées sur la base de l’Ascendance et du Travail (CDWD), subissent des inégalités multiples et persistantes. Elles se manifestent dans l’accès à la propriété foncière, à l’emploi, à l’éducation, à la santé et à la formation professionnelle. Ces discriminations dépassent le cadre juridique et relèvent de dynamiques sociales, politiques et culturelles profondément enracinées.
Si les États sahéliens disposent de constitutions et de lois affirmant l’égalité et interdisant les discriminations, la mise en œuvre réelle de ces normes reste largement insuffisante. La persistance des normes sociales discriminatoires, le faible engagement politique, les ressources limitées et des mécanismes judiciaires souvent inadaptés font que les CDWD continuent de vivre dans l’exclusion et la vulnérabilité.
Dans ce contexte, la Mauritanie illustre à la fois les avancées normatives possibles et les limites concrètes de leur application. Elle offre un exemple saisissant de la tension entre un cadre légal relativement protecteur et la réalité sociale qui continue de reproduire les hiérarchies traditionnelles et l’exclusion des groupes marginalisés.
Cadres constitutionnels et législatifs des pays sahéliens
Au Mali
La Constitution de 1992 consacre l’égalité devant la loi et promeut la représentation des groupes marginalisés. Les programmes des organisations TEMEDT et PROMODEF visent à protéger les descendants d’esclaves et à favoriser l’égalité professionnelle.
Cependant, moins de 10 % des plaintes aboutissent, illustrant l’écart entre la loi et la réalité sociale. Les obstacles incluent la méconnaissance des droits, l’absence d’accès à la justice pour les populations rurales et la persistance des pratiques traditionnelles.
Au Burkina Faso
La Constitution de 1991 et le Code du travail de 2008 interdisent la discrimination sur la base de l’ascendance ou de la caste.
Malgré la ratification de la Convention n°111 de l’OIT, les Bellas et autres groupes marginalisés restent exposés à l’exclusion professionnelle. L’inspection du travail est insuffisante, et les normes sociales continuent d’entraver l’application effective de la loi.
Au Tchad
La Constitution de 2018 et le Code du travail révisé en 1996 prohibent les discriminations, et la loi n°37/PR/98 vise spécifiquement les descendants d’esclaves.
Cependant, l’absence de mécanismes de contrôle et de sanctions concrètes rend cette protection largement théorique.
Au Soudan
La Constitution intérimaire de 2005 et le Code du travail révisé en 2006 interdisent toute discrimination, et la loi n°14/2009 prévoit des quotas pour favoriser les groupes marginalisés, mais les résultats sont limités par la corruption, les conflits internes et l’absence de suivi effectif.
En Gambie
La Constitution interdit la discrimination, et la Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH) milite pour l’éradication de l’esclavage et des pratiques de castes.
L’Anti-Trafficking in Persons Act cible la traite des êtres humains et l’esclavage moderne. Malgré ces avancées, les pratiques sociales discriminatoires persistent et la mise en œuvre effective des lois reste insuffisante.
La Mauritanie : entre avancées normatives et défis d’application
La Mauritanie dispose du cadre juridique le plus avancé pour protéger les CDWD, mais l’application de ce droit reste problématique.
La Constitution de 1991, révisée en 2017, garantit l’égalité de tous et interdit les discriminations fondées sur l’ascendance, la race ou l’origine sociale.
L’article 20 consacre le droit au travail libre et équitable, et le Code du travail de 2018 interdit toute distinction fondée sur la caste, avec égalité salariale et application explicite aux secteurs informels.
La loi n°2015-031 criminalise l’esclavage héréditaire, mais son application reste limitée par l’intimidation des plaignants et la lenteur des tribunaux régionaux spécialisés créés dans son sillage (Néma, Nouadhibou, Nouakchott).
La Cour pénale spécialisée créée par la loi n°039/2024, compétente pour les crimes d’esclavage et de trafic d’êtres humains, constitue un progrès majeur, mais ses ressources sont insuffisantes, son accès difficile dans les zones rurales plus affectées par le phénomène de l’esclavage traditionnel, et certaines infractions sont requalifiées pour réduire les peines des esclavagistes avérés.
Les programmes sociaux, tels que TAZOUR, visant à renforcer l’insertion des victimes d’esclavage et des couches vulnérables, et l’École républicaine lancée pour assurer l’égalité dans l’éducation, bien qu’ambitieux comme initiatives pour l’équité sociale, rencontrent des limites criantes dans leur mise en œuvre, telles que :
Une couverture judiciaire faible ;
Une intégration sociale des CDWD limitée, et des normes sociales discriminatoires qui continuent de reproduire l’exclusion.
Les statistiques du Global Slavery Index 2023 et de Human Rights Watch montrent que près de 3 % de la population vit encore dans des conditions assimilables à l’esclavage, et que les CDWD restent marginalisés malgré l’arsenal juridique majeur existant.
Défis communs au Sahel
Les lois et programmes sahéliens, bien que formellement robustes, échouent souvent à produire un changement réel pour les CDWD :
Les normes sociales discriminatoires restent prédominantes, et l’éducation civique peine à transformer les mentalités ;
L’accès à la justice est limité par la distance, le coût et la méconnaissance des droits ;
Les programmes de sensibilisation et d’accompagnement sont insuffisants face à l’ampleur du problème ;
Même dans les pays avec des lois avancées comme la Mauritanie et la Gambie, l’écart entre la norme et la pratique est significatif, et l’État peine à imposer la protection juridique de manière uniforme.
Recommandations
Renforcement législatif et judiciaire par l’harmonisation des lois anti-esclavage héréditaire dans le Sahel, avec des peines maximales strictes et des mécanismes de contrôle effectifs ;
Développer des tribunaux régionaux et mobiles pour desservir les populations rurales ;
Renforcer la Cour pénale spécialisée et prévoir la protection des plaignants et des témoins ;
Évaluer et élargir le programme TAZOUR et l’École républicaine, en intégrant la lutte contre les normes sociales discriminatoires et avec un suivi rigoureux des résultats ;
Former les agents publics, enseignants et professionnels aux discriminations basées sur l’ascendance et le travail ;
Harmonisation régionale de la lutte par la création d’un protocole Sahel pour assurer la mise en œuvre uniforme des droits des CDWD, en s’inspirant des modèles régionaux avancés pour mieux les perfectionner et les appliquer ;
Mettre en œuvre la résolution 619 de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples.
Conclusion
Dans le Sahel, comme dans une large partie de l’Afrique où les hiérarchies sociales héritées continuent de structurer l’ordre social, les discriminations fondées sur l’ascendance et le travail ne sont ni résiduelles ni simplement culturelles : elles sont institutionnellement tolérées. Les États ont proclamé l’égalité, mais n’ont pas rompu avec les systèmes sociaux qui la rendent impossible. Le droit existe, mais il est tenu à distance dès lors qu’il menace des équilibres sociaux anciens et des rapports de pouvoir profondément enracinés.
La Mauritanie en offre une illustration révélatrice : un arsenal juridique avancé cohabite avec une justice sélective, lente et peu accessible aux plus vulnérables. L’écart entre la norme et la pratique n’est pas un simple dysfonctionnement, mais un mode de gouvernance, où l’impunité devient le prix du maintien de l’ordre social. Les CDWD ne sont pas seulement privées de droits ; elles sont maintenues dans une invisibilité politique organisée.
Tant que les États n’affronteront frontalement pas ces hiérarchies sociales, aucune réforme ne produira de changement réel. L’égalité ne peut être négociée, différée ou symbolique. Elle doit être appliquée et protégée, faute de quoi les engagements juridiques resteront des textes sans force, et la dignité humaine une promesse continuellement trahie.
Références
Constitution du Mali (1992).
Constitution du Burkina Faso (1991).
Constitution du Tchad (2018).
Constitution intérimaire du Soudan (2005).
Constitution de la Mauritanie (1991, révisée 2017) .
Code du travail du Burkina Faso (2008).
Code du travail du Tchad (1996)Code du travail du Soudan (1997, révisé 2006).
Code du travail de la Mauritanie (2018)
Loi n°2015-031 de la Mauritanie sur l’esclavage.
Loi n°039/2024 de la Mauritanie (Cour pénale spécialisée)
Global Slavery Index 2023.
Human Rights Watch Mauritanie.
Trafficking in Persons Report .
US State Dept (2023).
Constitution de la Gambie.
Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH) Gambie.
Anti-Trafficking in Persons Act Gambie

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