Chapitre 10 : Le nouveau repas
Un jour viendra peut-être où l’on se remettra à table.
Pas une table somptueuse.
Pas une de ces grandes tablées ministérielles où la parole s’enrobe de faux-semblants.
Mais une table de sable et de vent.
Une natte posée à même le sol.
Un thé en équilibre sur des mains fatiguées.
Et autour, des manches différentes, mais tendues vers le même plat.
—
Autrefois, le repas aux mille manches n’était pas une image.
C’était une pratique.
Une vérité.
On partageait tout.
Le riz. Le lait. Le silence.
Et parfois même, la douleur.
Mais avec le temps, les manches se sont raccourcies.
Certaines se sont crispées.
D’autres se sont repliées.
Et quelques-unes ont cessé d’apparaître.
—
Zein se souvient.
Il revoit ces soirées de son enfance, dans les années 60, où les anciens parlaient sous la lune.
Il revoit les mains qui servaient d’abord les plus âgés.
Les enfants qui écoutaient sans comprendre, mais déjà nourris.
Il revoit la tribu avant le territoire, le lien avant la propriété, la parole avant le poste.
Aujourd’hui, il ne cherche pas à revenir en arrière.
Il sait que la nostalgie est une mauvaise cuisinière.
Mais il espère autre chose.
Autrement.
—
Peut-être que le nouveau repas n’aura pas mille manches.
Peut-être qu’il commencera par deux. Ou trois.
Mais des manches sincères.
Des mains prêtes à tenir, à tendre, à recevoir.
Peut-être que le nouveau repas n’aura pas du méchoui.
Mais il aura du pain partagé.
Et ce pain, parfois, vaut plus que l’abondance égoïste.
Peut-être que les jeunes n’auront pas tous besoin de partir.
S’ils trouvent ici une place à leur nom.
Un espace à cultiver.
Une histoire à écrire.
Un avenir qui ne les humilie pas.
—
Dans les rues de Nouakchott, le vent ne cesse jamais.
Il transporte le sable, la fatigue, les promesses.
Mais dans certaines maisons, on entend de nouveau les rires.
Pas les grands éclats d’orgueil.
Les petits rires discrets de ceux qui croient encore qu’un repas, c’est aussi un acte politique.
Partager reste la forme la plus profonde de résistance.
Et le plus grand luxe, parfois, c’est de ne pas manger seul.
—
Un soir, Zein écrit dans un carnet :
« Ce pays ne mourra pas tant qu’il restera quelqu’un pour poser une cuillère de riz dans l’assiette de son voisin. »
Il referme le carnet.
Il souffle sur la lampe à pétrole.
Et il s’endort, le cœur un peu plus léger.
Demain, on cuisinera encore.
Peut-être à deux.
Peut-être à mille.
Mais jamais sans l’idée de partager.
Fin de la chronique : Le repas aux mille manches