Mauritanie : le pouvoir en solitaire – entre illusions de partage et malédiction du monopole
Depuis l’indépendance, la Mauritanie s’est enfermée dans une logique de pouvoir indivisible, malgré des tentatives de partage vite avortées. Cet article retrace l’histoire politique du pays, de Moktar Ould Daddah à Mohamed Ould Ghazouani, en miroir des tensions sénégalaises.
Il est des pays où le pouvoir se partage comme on partage un couscous d’honneur : chacun y trempe la main, mais un seul en tient le plat. La Mauritanie, nation carrefour entre le désert et l’océan, entre les haltes caravanières de la parole et les silences pesants de la caserne, est de ceux-là. Depuis l’indépendance, l’obsession du pouvoir indivisible s’y perpétue comme une malédiction d’une vieille jument de race que l’on ne vend jamais, mais que l’on fait tourner autour de la tente pour rappeler qu’un seul tient la bride.
Le Sénégal voisin, récemment traversé par la houle des tensions entre Sonko et Diomaye, nous offre un miroir inversé. Un roi sans couronne et un président qui peine à régner seul, théâtre d’un pouvoir bicéphale né d’un pari trop parfait. Or cette tentative, qui finit en scène de ménage républicain, n’est que l’écho moderne d’une leçon ancienne que la Mauritanie n’a cessé de rejouer, de Moktar Ould Daddah à Mohamed Ould Ghazouani : le pouvoir, ici, ne se partage pas ; il se concentre, se dispute, ou se confisque.
Dans les années fondatrices, Moktar Ould Daddah, rêva un moment de transposer le modèle parlementaire français. Il convoqua alors son fidèle secrétaire général de la présidence, Mohamed Aly Chérif, l’homme de l’ombre et de la plume, pour lui proposer de créer un poste de Premier ministre — un embryon de partage, un frisson d’équilibre. Mais le vieux lettré, fin connaisseur des hommes, déclina. Il savait, dans son silence éloquent, que le pouvoir partagé en Mauritanie est un mirage de dune : il s’éloigne à mesure qu’on le poursuit.
Les années militaires qui suivirent furent une litanie de comités, de conseils, de noms qu’on changeait comme des uniformes : CMSN, CMRN, CRMN… autant de sigles que de serments non tenus. L’espoir a souvent porté des noms d’hommes braves : Ahmed Ould Bouceif, l’homme d’État par excellence, emporté trop tôt dans les eaux troubles de Dakar ; Jiddou Ould Saleck, esprit brillant et formé à Saint-Cyr, dont le destin fut étouffé dans l’œuf par le poids du soupçon.
Puis vint Haïdalla, renversé par son Premier ministre Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya — preuve que même lorsqu’un partage existe, il finit le plus souvent en trahison.
Maaouiya, ancien maître des renseignements, gouverna comme on interroge un prisonnier : avec prudence, isolement, et méfiance absolue. Il finit renversé par ceux qui lui étaient les plus proches : Mohamed Ould Abdel Aziz, chef du BASEP, et Ely Ould Mohamed Vall, directeur général de la Sûreté, intellectuel raffiné et républicain contrarié.
Tous deux mirent en scène une transition exemplaire, mais déjà l’esprit du partage s’effritait : Aziz voulait écourter le calendrier, Ely résistait. Ce fut une querelle entre l’homme d’appareil et le républicain de principes.
Ils tombèrent d’accord sur un compromis : Sidi Ould Cheikh Abdallahi, un homme honorable, mais malléable. Et voilà que même dans ce choix, la division de l’opposition — et le soutien discret d’une frange d’Aziziens — empêcha Ahmed Ould Daddah de s’imposer.
Mais dès que SIDIOCA tenta de gouverner sans s’agenouiller, il fut balayé. Retour à la case départ.
Aziz règne, seul maître du jeu. Deux mandats d’un pouvoir dur, verrouillé, sans partage. Puis l’illusion du legs : Mohamed Ould Ghazouani, le frère d’armes, l’ami de toujours. Sauf que dans la tradition hassanienne, le cavalier descend toujours de sa monture lorsqu’il découvre que le cheval a appris à marcher seul. Aziz crut que l’UPR était sa selle, que le pouvoir était sa bride. Il découvre que le pouvoir est une monture farouche : quand on la quitte, elle n’écoute plus.
Aujourd’hui, au Sénégal, les tensions entre Sonko et Diomaye rappellent la tragédie mauritanienne en miroir. Le faiseur de roi veut encore parler au nom du roi. Mais le roi, une fois élu, veut sa propre voix.
C’est la crise Senghor–Mamadou Dia de 1962 qui revient, recyclée à l’ère des réseaux. Comme à l’époque de Moktar, on croit qu’on peut faire cohabiter deux pouvoirs, deux légitimités, deux lignées : celle du charisme populaire et celle de la légalité constitutionnelle.
Mais, comme dans les récits hassaniens, deux émirs ne peuvent coexister dans le même enclos, sauf à ce que l’un tresse l’éloge pendant que l’autre tient l’épée. Et Sonko n’est ni un griot, ni un courtisan.
La Mauritanie n’a jamais su — ou voulu — partager le pouvoir. Elle sait l’ordonner, le capturer, le verrouiller. Elle sait produire des hommes forts, des équilibristes, des stratèges…
Quand le pouvoir devient trop personnel, il devient périssable. Quand il refuse le partage, il finit par être brisé. L’histoire politique mauritanienne, comme une grande épopée hassanienne, est peuplée d’émirs trahis, de généraux déçus, de présidents solitaires.
Et pourtant, l’espoir subsiste. Peut-être viendra un jour un leader qui comprendra que dans le désert, ce n’est pas celui qui tient la bride, mais celui qui sait déléguer, qui arrive au puits vivant.
Mohamed Ould Echriv Echriv