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Le Train du Désert : Voyage d’un Nomade vers la Citoyenneté

Chapitre 1 – Le sable et le fer

Le soleil se levait à peine sur l’Erg Amatlich.
Le désert, immense et silencieux, s’étirait à perte de vue, comme une mer d’or figée par le souffle d’un ancien érudit. Le sable, en vagues infinies, reflétait des teintes d’ambre et de cuivre. Chaque dune semblait un mystère, chaque creux une promesse. Dans ce décor, un jeune homme marchait, ses pas lourds mais déterminés. Son nom était Sidi Ahmed.

Il portait encore le turban bleu de son père, celui qui protège du vent brûlant et des poussières mouvantes. Sa démarche était celle d’un nomade : ferme, souple, patiente. Mais son cœur battait plus vite que d’ordinaire, car aujourd’hui, il ne suivait pas les chameaux, ni les troupeaux. Il ne marchait pas vers un puits ou un campement.
Non. Aujourd’hui, il allait vers quelque chose qu’il n’avait jamais connu : un train.


Il avait entendu parler de cette étrange bête de fer depuis des années. Les anciens du désert racontaient que, plus au sud, plus vers l’Atlantique, il existait une longue route de métal où circulait un monstre fumant, traînant derrière lui des dizaines de wagons. Certains disaient qu’il rugissait comme un lion, d’autres qu’il soufflait comme un djinn prisonnier. Pour les nomades, ce train représentait à la fois une menace et une promesse. Une menace, car il bouleversait le rythme séculaire des caravanes. Une promesse, car il portait le rêve d’unir des terres immenses, d’abolir les distances, de relier l’isolement au monde.

Sidi Ahmed, lui, n’avait jamais vu le train. Mais cette nuit, il avait pris une décision : quitter l’errance pour monter à bord. Ce train serait son passage vers une autre vie, vers une citoyenneté nouvelle, vers un monde où l’on ne vit pas seulement pour soi ou pour ses chameaux, mais pour une communauté plus vaste : la Mauritanie.


En marchant, il repensait aux paroles de son père. La voix grave de l’homme résonnait encore dans sa mémoire :

« Mon fils, un jour tu devras quitter le sable. Le désert est notre école, mais il ne peut être notre unique horizon. Tu devras apprendre à vivre avec les autres, à partager plus que le thé et le pain, à bâtir une patrie avec des règles et des devoirs. Le désert t’a donné la liberté, mais la citoyenneté t’apprendra la responsabilité. »

Ces mots le poursuivaient. Le vent les lui répétait, les gravant dans son esprit comme un tatouage invisible.


Au loin, une vibration monta du sol. Le jeune homme s’arrêta. Il posa la main sur le sable. Oui, la terre tremblait légèrement. C’était lui. Le train.
Un long sifflement fendit l’air. Puis, au sommet d’une dune, Sidi Ahmed le vit : une locomotive gigantesque, noire, projetant un nuage de fumée blanche, avançant lentement comme un dragon apprivoisé. Derrière elle, une file interminable de wagons, des dizaines, peut-être des centaines, serpentait dans le désert. Le soleil naissant illuminait les flancs métalliques, et pendant un instant, le jeune homme crut voir un fleuve d’acier traverser la mer de sable.

Son cœur se serra. Était-ce vraiment là sa destinée ? Abandonner la mobilité du désert pour s’asseoir dans un wagon, soumis au rythme d’une machine ? Était-ce renoncer à l’infini pour rejoindre un cadre étroit ?
Ou bien était-ce une étape nécessaire, un chemin vers une autre forme de liberté, plus vaste que celle de l’errance : celle de participer, de contribuer, de défendre quelque chose qui dépasse son seul nom ?


Le train ralentit, grinça, puis s’immobilisa dans un grondement. Une petite gare improvisée surgissait au milieu de nulle part : une simple baraque en bois, une pancarte où l’on devinait des lettres à moitié effacées, et quelques habitants du désert déjà rassemblés, fascinés, effrayés.

Sidi Ahmed s’avança.
Le chef de gare, un vieil homme vêtu d’un boubou blanc, le dévisagea.

— « Tu montes ? » demanda-t-il d’une voix rauque.
— « Oui », répondit Sidi Ahmed, sans hésiter.
— « Alors souviens-toi, fils du désert : ce train ne transporte pas seulement des voyageurs. Il transporte des âmes. Ceux qui y montent acceptent de changer. »
— « Je suis prêt », dit-il.

Le vieil homme hocha la tête. Ses yeux semblaient lire plus loin que le sable, comme s’il connaissait déjà le destin de ce jeune passager.


Le premier pas dans le wagon fut étrange. L’odeur du métal chaud, du charbon et de l’huile contrastait violemment avec celle du sable et du lait caillé. Le bruit régulier des pistons, le souffle de la machine, tout cela formait une musique nouvelle. Dans le wagon, des hommes et des femmes de toutes origines s’étaient installés : Peuls, Maures, Soninkés, Wolofs… tous réunis dans ce ventre de fer.

Sidi Ahmed les observa. Ils parlaient entre eux, échangeaient du thé, des dattes, parfois des idées. Certains lisaient des journaux, d’autres discutaient de politique, d’élections, de projets pour leur ville. Il se sentit à la fois étranger et attiré.

Il comprit alors que ce train n’était pas seulement une machine, mais une école. Chaque gare serait une leçon. Chaque rencontre un apprentissage. Le désert lui avait enseigné la patience et l’endurance. Le train, lui, allait lui apprendre la citoyenneté.


Le sifflet retentit de nouveau.
La locomotive rugit.
Le train s’ébranla, lentement, puis de plus en plus vite.

À travers la petite fenêtre, Sidi Ahmed vit les dunes s’éloigner. Le désert semblait le regarder partir, comme une mère qui laisse son enfant grandir. Il murmura pour lui-même, comme une prière :

« Adieu nomadisme… Bonjour citoyenneté. »

Et ainsi commença son voyage.


Chapitre 2 – Le désert qui relie

Le train avançait, lentement d’abord, puis avec plus d’assurance, comme s’il reprenait son souffle après un long repos. Les rails vibraient sous le poids colossal de la machine, et chaque secousse résonnait dans le cœur de Sidi Ahmed comme un battement nouveau, un rythme auquel il devait s’habituer.

Assis près d’une fenêtre, le jeune homme regardait défiler les dunes. Elles s’éloignaient, s’étiraient, se transformaient en vagues dorées qui semblaient poursuivre le convoi. Jamais il n’avait vu le désert sous cet angle : immobile dans son wagon, il n’était plus maître de la route. Ce n’était plus ses pas, ni ceux de son chameau, qui traçaient le chemin. C’était une ligne de fer, droite, implacable, qui dictait la direction.

Une légère inquiétude l’envahit. Était-il encore libre, ou avait-il cédé une partie de son âme au train ?


À côté de lui, une vieille femme au visage ridé lui adressa un sourire. Elle portait un melfha bleu indigo, ses yeux brillaient d’une sagesse ancienne.

— « Tu es silencieux, mon fils. Le train te fait peur ? »
— « Ce n’est pas de la peur », répondit Sidi Ahmed. « C’est… étrange. Dans le désert, je décidais où aller. Ici, c’est la voie ferrée qui choisit pour moi. »
— « Tu n’as pas tort », dit-elle en hochant la tête. « Mais souviens-toi : le désert aussi choisissait pour toi. Les vents, les puits, les saisons… Nous croyons que nous décidons, mais c’est toujours une force plus grande qui nous guide. »

Sidi Ahmed resta pensif. Le désert avait toujours été une école d’humilité, il le savait. Mais jamais encore il n’avait réfléchi ainsi : peut-être que ce train, lui aussi, n’était pas une contrainte mais un nouveau maître, un nouveau guide.


Plus loin dans le wagon, un groupe d’hommes débattait avec animation.
Ils parlaient fort, mélangeant le hassanya, le pulaar et le soninké. Les mots jaillissaient comme des torrents, parfois heurtés, parfois harmonieux. Intrigué, Sidi Ahmed tendit l’oreille.

— « La Mauritanie est un pont », disait l’un. « Nous sommes entre l’Afrique noire et le Maghreb. Notre force, c’est d’être un trait d’union. »
— « Un pont ? » répliqua un autre. « Mais un pont fragile, toujours menacé de se briser. »
— « Non », intervint un troisième, plus calme. « Fragile peut-être, mais nécessaire. Sans nous, qui relierait ces mondes ? Notre désert n’est pas une séparation, il est une couture. »

Les voix résonnaient comme un écho aux pensées de Sidi Ahmed. Il se souvint de la phrase de son père : « La Mauritanie est ce trait d’union. »
Il se dit que, peut-être, sa place à lui était justement là : devenir ce fil qui rattache, qui relie.


Le train ralentit à une petite halte. Dehors, un village apparaissait, ses maisons en banco alignées au pied d’une dune. Les habitants, attirés par le grondement de la locomotive, accoururent. Des enfants riaient, couraient le long des rails, saluant les voyageurs. Des femmes portaient des plateaux de dattes et d’eau fraîche pour les passagers qui descendaient.

Sidi Ahmed observa la scène. Le désert, qui semblait vide depuis la fenêtre, s’animait soudain de mille vies. Et lui, qui avait toujours pensé que chaque tribu vivait isolée dans son coin, comprit qu’un fil invisible reliait ces communautés. Ce fil, c’était peut-être justement le train, mais aussi la conscience d’appartenir à une même patrie.

La vieille femme reprit la parole :
— « Tu vois, mon fils ? Regarde ces enfants. Ils ne connaissent pas encore les frontières entre blancs et noirs, entre Maures et Négro-africains. Pour eux, ce train est un jeu, un rêve. C’est à nous, les anciens, et à vous, les jeunes, de leur apprendre que la Mauritanie ne doit pas diviser, mais unir. »

Ses mots pénétrèrent le cœur de Sidi Ahmed comme une flèche douce.


Le train redémarra. Le désert, encore et toujours, enveloppait l’horizon. Mais ce n’était plus le même désert que celui du départ. Dans le mouvement, dans les rencontres, dans les débats, il devenait un désert habité, un désert citoyen.

Sidi Ahmed ferma les yeux et imagina la Mauritanie comme une grande tente, plantée au milieu du Sahara, où chaque peuple aurait sa place autour du thé. Les blancs, les noirs, les métis, les nomades et les sédentaires, tous assis sous la même khaïma, partageant le même vent, buvant le même breuvage amer et sucré.

Il sourit. Pour la première fois depuis longtemps, il sentit que son existence avait un sens plus large que sa seule survie. Il n’était pas seulement un fils du désert : il était aussi un fils de la Mauritanie.


La nuit tomba. Le train poursuivait sa route, ses phares fendillant l’obscurité. Les étoiles s’allumèrent au-dessus, innombrables, éclatantes. Sidi Ahmed leva les yeux et murmura :

« Le ciel relie les étoiles, comme la Mauritanie relie ses enfants. »

À ce moment précis, il comprit que son voyage n’était pas seulement un déplacement géographique. C’était une traversée intérieure. Le train le menait vers un autre horizon : celui de la citoyenneté, où chaque individu n’est pas une dune isolée, mais une partie d’une grande chaîne.


Chapitre 3 – La voix du père

Le train roulait dans la nuit profonde. Le bruit régulier des roues sur les rails ressemblait à une psalmodie métallique, une incantation monotone qui envoûtait les voyageurs. Beaucoup s’étaient endormis, bercés par le balancement du convoi. D’autres chuchotaient à voix basse, comme si l’obscurité imposait une retenue sacrée.

Sidi Ahmed, lui, ne dormait pas. Assis près de la fenêtre, il contemplait le désert nocturne. Les dunes se perdaient dans l’ombre, mais les étoiles brillaient si fort qu’elles semblaient tracer d’invisibles sentiers au-dessus du sable. Dans ce ciel limpide, il croyait voir les constellations se déplacer lentement, comme des caravanes célestes en marche vers un puits secret.

C’est alors que la mémoire revint. Une mémoire si vive qu’elle lui coupa le souffle. La voix de son père surgit, claire, puissante, comme si l’homme était assis en face de lui.


« Mon fils, écoute bien. Le désert t’a appris la patience et la résistance. Mais il y a une chose que le sable n’enseigne pas : le devoir envers une patrie. »

Ces mots, il les avait entendus mille fois autour du feu, la nuit, quand le thé bouillait dans la théière cabossée et que les chameaux reposaient en cercle. Son père parlait peu, mais quand il parlait, ses paroles avaient le poids d’un serment.

« Être loyal à ta patrie, c’est aimer ce sol même quand il te paraît dur. C’est rester fidèle même quand d’autres trahissent. C’est protéger ce pays comme tu protègerais ta mère. »

Le souvenir le saisit au point qu’il ferma les yeux. Il entendait encore la respiration lente de son père, voyait ses mains rugueuses tracer des lignes dans le sable, comme pour écrire une loi invisible.


La voix continuait, implacable :

« Tous les citoyens, qu’ils soient d’accord ou non, jouissent des mêmes biens communs. L’eau que tu bois, l’air que tu respires, le pain que tu partages, tout cela n’appartient pas à un seul, mais à tous. Et le danger qui frappe, il ne choisit pas ses victimes. Si le pays s’effondre, c’est tout le monde qui est enseveli. »

Sidi Ahmed sentit un frisson. Dans le wagon obscur, ces paroles semblaient prendre vie. Chaque mot résonnait comme un coup de marteau sur une enclume.


Puis, un autre souvenir surgit : son père, debout près de la tente, montrant l’horizon.

« Jadis, quand le sable devenait sale, nous partions. Nous cherchions un autre lieu, plus pur, plus sain. Mais demain, toi et ta génération, vous n’aurez plus seulement à fuir. Vous aurez à nettoyer, à reconstruire, à développer vos cités. Vous devrez transformer ce qui est corrompu au lieu de l’abandonner. »

Ces mots s’étaient gravés en lui, mais seulement maintenant il en comprenait la profondeur. Le nomade qu’il avait été se contentait de contourner l’obstacle. Le citoyen qu’il devait devenir devait l’affronter.


Le train franchit un pont métallique au-dessus d’un oued sec. Le vacarme fit vibrer les vitres. Dans ce tumulte, Sidi Ahmed crut entendre à nouveau la voix paternelle, plus forte :

« Préserve la sécurité. Arrête de nuire aux autres. Prépare-toi à sacrifier ton héritage, tes biens, ta vie même, si cela est nécessaire pour défendre ta patrie. »

Il baissa la tête, troublé. Était-il prêt à un tel sacrifice ? Le désert lui avait appris à protéger ses troupeaux, à veiller sur ses proches. Mais se sacrifier pour des millions de gens qu’il ne connaissait pas ? Était-ce cela, la citoyenneté ?


Une main se posa doucement sur son épaule. Il sursauta. C’était la vieille femme au melfha bleu, encore éveillée.

— « Tu as l’air absent, mon fils. Tu entends des voix ? » demanda-t-elle avec un sourire tendre.
— « Oui », répondit-il sans détour. « La voix de mon père. Elle me parle comme si le sable lui prêtait son souffle. »
— « Alors écoute-la. Les voix des pères sont des chemins invisibles. Elles nous guident même quand nous croyons être perdus. »

Elle se tut un moment, puis ajouta :
— « Mais n’oublie pas ceci : ton père t’a donné ses mots. À toi de leur donner vie. »


Le train ralentit de nouveau. Une gare apparut, plus grande que les précédentes, éclairée par quelques lampes à pétrole. Des voyageurs montèrent, d’autres descendirent. Parmi eux, un vieil homme vêtu d’un boubou blanc entra dans le wagon. Il avait des yeux perçants, une barbe soignée. Il s’assit en face de Sidi Ahmed et le fixa longuement.

— « Jeune homme, » dit-il d’une voix profonde, « tu portes le désert dans ton regard. Mais je vois aussi l’ombre du doute. »
— « C’est vrai », avoua Sidi Ahmed. « Je quitte une vie que je connaissais pour une autre que je ne comprends pas encore. »
— « C’est le destin de tout fils », répondit le vieil homme. « Mais souviens-toi : ce que tu abandonnes n’est pas perdu. Les leçons du désert voyageront en toi. Elles se transformeront en lois, en institutions, en devoirs. Ton père t’a appris à survivre. La cité t’apprendra à vivre ensemble. »

Sidi Ahmed le regarda avec étonnement. Comment cet inconnu pouvait-il savoir ce qu’il entendait au plus profond de lui-même ?


La nuit s’épaissit. Peu à peu, le wagon s’endormit. Mais dans le silence, Sidi Ahmed continua d’entendre la voix de son père, tissée désormais à celles de la vieille femme et du vieil homme. Trois voix, comme trois phares dans son esprit.

Il ferma les yeux et, avant de s’assoupir, murmura :
« Père, je te promets : je respecterai les lois. Je dénoncerai ceux qui les violent. Je protégerai ma patrie du chaos et de la délinquance. »

Dans son sommeil, il sourit. Le train poursuivait sa route. Mais déjà, son voyage intérieur avançait plus vite que la locomotive.


Chapitre 4 – La station des devoirs

Le jour se levait à nouveau, et la première lumière du soleil glissait déjà sur les vitres du wagon. Sidi Ahmed s’éveilla, le cœur encore alourdi par les paroles de son père qui avaient habité son sommeil. Le train roulait d’un pas sûr, plus rapide qu’hier, comme s’il avait retrouvé une énergie nouvelle.

À travers la fenêtre, le désert changeait de visage. Les dunes laissaient place à des étendues plates, ponctuées de rares acacias qui dressaient leurs bras maigres vers le ciel. Par endroits, des villages apparaissaient, entourés de murets de terre séchée, comme des forteresses fragiles dressées contre l’infini.

Le jeune homme sentit qu’une étape approchait. Son intuition ne le trompait pas.


Le train ralentit, puis s’arrêta dans une gare plus animée que toutes celles qu’il avait vues jusque-là. Une véritable petite ville l’entourait, grouillante de vie. Des marchés improvisés, des cris de vendeurs, des charrettes chargées de légumes et de poissons, des enfants courant derrière le train comme s’ils voulaient le retenir.

Le chef de gare, coiffé d’un turban rouge, annonça :

— « Bienvenue à la station des devoirs ! Ici, chaque citoyen apprend qu’il ne suffit pas de profiter des bienfaits de sa patrie, il faut aussi servir. »

Sidi Ahmed fronça les sourcils. Le nom de la gare résonnait comme une leçon.


Il descendit, poussé par une curiosité ardente. Autour de lui, les habitants semblaient tous occupés à quelque tâche : certains balayaient les rues, d’autres repeignaient les murs d’une école, d’autres encore creusaient une tranchée pour acheminer l’eau vers les quartiers plus pauvres. Personne ne restait inactif.

Intrigué, Sidi Ahmed s’approcha d’un jeune homme de son âge, qui maniait une pelle avec énergie.

— « Frère, pourquoi travailles-tu ainsi ? » demanda-t-il.
— « Parce que cette rue est la mienne, et si je ne la nettoie pas, qui le fera ? » répondit l’autre sans lever les yeux.
— « Mais n’as-tu pas de famille à nourrir, de troupeaux à garder ? »
Le jeune éclata de rire.
— « Ici, tout le monde est ma famille. Et si la ville est propre, si elle respire, alors chacun de nous y gagne. C’est ça, le devoir citoyen. »

Sidi Ahmed resta silencieux. Ces mots l’ébranlèrent plus que le vent du désert.


Un vieil instituteur vint à sa rencontre. Son visage ridé portait l’empreinte des années, mais ses yeux brillaient d’une jeunesse intérieure.

— « Toi, le fils de l’Erg, » dit-il, « comprends bien ceci : autrefois, le nomade changeait de lieu quand le sable devenait sale. Mais aujourd’hui, tu ne peux plus fuir. Tu dois transformer l’espace que tu habites. »
— « Comment ? » demanda Sidi Ahmed.
— « En participant. Regarde autour de toi. Chacun contribue à sa manière : l’un nettoie, l’autre enseigne, l’autre soigne, l’autre bâtit. Le citoyen n’est pas un spectateur. Il agit. »

Le vieil homme lui tendit un balai.
— « Prends-le. Balaye la poussière, et tu comprendras. »


Hésitant d’abord, Sidi Ahmed saisit le balai. Ses mains, habituées aux rênes des chameaux et au bâton du berger, trouvaient l’objet étrange. Mais il commença à balayer, maladroitement, puis avec plus d’assurance. Peu à peu, la rue se transforma : les détritus disparurent, le sol reprit une clarté qu’il n’avait plus depuis longtemps.

Une petite fille s’approcha et lui offrit un sourire.
— « Merci, grand frère. Tu rends ma maison plus belle. »

Ces simples mots valaient mille récompenses. Sidi Ahmed sentit une chaleur envahir son cœur. Pour la première fois, il comprit qu’agir pour les autres donnait plus de sens que de vivre pour soi seul.


La journée entière passa ainsi. Il aida à repeindre un mur d’école, puis à transporter des pierres pour consolider un puits. Chaque effort le fatiguait, mais chaque sourire rencontré lui donnait la force de continuer.

À la tombée du soir, la ville avait changé d’allure : plus propre, plus vivante, plus digne. Les habitants se rassemblèrent sur la place principale. Un ancien prit la parole :

— « Voyez, mes enfants ! Quand chacun accomplit son devoir, la cité prospère. Quand l’un seul trahit ou reste indifférent, la cité souffre. Le devoir est la corde qui nous relie tous. »

Tous applaudirent.


Sidi Ahmed sentit alors la voix de son père résonner en lui, mais cette fois mêlée à celle du vieil instituteur et de la petite fille :

« Protège ta patrie, construis-la, élève-la. Ne détruis pas les biens publics. Agis pour la communauté comme tu agirais pour ta propre tente. »

Il comprit que cette station n’était pas seulement un lieu physique, mais une étape intérieure : celle où l’homme cesse d’être un simple voyageur pour devenir acteur, bâtisseur, gardien.


Le train siffla à nouveau. Il était temps de repartir. Les habitants l’accompagnèrent jusqu’au wagon. Avant de remonter, la petite fille lui prit la main :

— « Reviens nous voir, citoyen du désert. »

Le mot résonna comme une initiation. Citoyen du désert. Oui, il n’était plus tout à fait un nomade. Quelque chose en lui avait changé.

Il reprit sa place dans le wagon, fatigué mais heureux. Le train redémarra, emportant avec lui non seulement un voyageur, mais un homme qui avait goûté à son premier devoir.


Chapitre 5 – Le droit et la justice

Le train avançait dans le soir tombant, après avoir quitté la station des devoirs. Le sable reprenait ses droits autour de la voie ferrée, et le désert, tel un océan figé, semblait vouloir engloutir à nouveau les rails. Pourtant, la locomotive, obstinée, poursuivait sa marche, déchirant le silence par ses souffles ardents.

Dans le wagon, Sidi Ahmed restait pensif. La poussière de la ville où il avait balayé les rues lui collait encore aux mains. Chaque coup de balai, chaque pierre posée dans le puits avait laissé une trace invisible dans son esprit. Mais un doute persistait : à quoi bon agir, si certains refusent de participer ? Que valent les efforts de quelques-uns quand d’autres détruisent ce qui est construit ?

C’est alors qu’un vieil homme s’assit près de lui. Il portait un turban noir, ses yeux étaient clairs comme l’eau d’un puits profond. Sa voix, quand il parla, avait le poids du désert.

— « Tu te poses des questions, fils de l’Erg ? »
— « Oui », répondit Sidi Ahmed. « J’ai vu des gens travailler pour leur ville, mais je sais aussi qu’il y en a qui salissent, qui volent, qui trahissent. Que faire d’eux ? »

Le vieil homme le fixa longuement, puis dit :
— « Alors il est temps que tu comprennes la loi. »


Le train ralentit. Une nouvelle station apparut, différente des autres. À la place des marchés ou des maisons, on voyait des bâtiments sobres, droits, construits en pierre. Au centre, une grande cour où flottait le drapeau national. Tout respirait l’ordre, la rigueur, la discipline.

Le vieil homme conduisit Sidi Ahmed hors du wagon.

— « Bienvenue à la station du droit et de la justice, » dit-il. « Ici, tu apprendras que sans règles, tout s’effondre. »


Dans la cour, des hommes en boubous simples lisaient des textes, tandis que d’autres débattaient avec gravité. Un juge, assis sous un auvent, écoutait les plaintes de villageois. À ses côtés, des scribes consignaient chaque parole.

Sidi Ahmed s’approcha. Une femme se plaignait d’avoir été dépouillée de ses chèvres par un voisin. Le juge, attentif, écouta, puis interrogea l’accusé. Après avoir entendu les deux parties, il consulta un livre, lut un article, et prononça une décision. Les chèvres furent rendues, et l’homme condamné à une amende.

Sidi Ahmed resta fasciné. Jamais il n’avait vu un conflit se résoudre autrement que par la colère, la vengeance ou la fuite. Ici, un simple mot du juge suffisait pour apaiser les rancunes.


Le vieil homme reprit :
— « Vois-tu, mon fils ? La justice, c’est ce qui empêche la cité de s’effondrer dans le chaos. Quand la loi est respectée, chacun peut vivre en paix. Quand elle est violée, c’est l’anarchie, et l’anarchie avale tout. »

— « Mais que faire si la loi elle-même est injuste ? » osa demander Sidi Ahmed.
Le vieil homme sourit.
— « Alors le citoyen doit se lever. Pas par la violence, mais par la parole, par le droit. Le vrai civisme n’est pas seulement obéir, mais aussi réclamer que les règles soient justes. »

Ces mots résonnèrent comme un écho à la voix de son père : « Respecte les lois et ne les viole pas. Demande leur application et dénonce ceux qui les violent. »


Un autre spectacle attira son attention. Dans un coin de la cour, un jeune homme au regard farouche protestait :
— « Pourquoi devrais-je respecter des lois écrites par des hommes que je n’ai pas choisis ? »
Le juge répondit calmement :
— « Parce que ces lois protègent ta propre liberté. Sans elles, le plus fort te dominerait, le plus riche t’écraserait. La loi n’est pas une chaîne, mais un bouclier. »

Sidi Ahmed sentit un frisson le parcourir. Lui qui croyait que la liberté était l’absence de règles découvrait que la vraie liberté se bâtit justement grâce à elles.


La nuit tomba sur la station. Avant de repartir, le vieil homme dit à Sidi Ahmed :
— « Tu as appris hier que le devoir bâtit la cité. Aujourd’hui, tu as vu que seule la loi peut protéger ce que l’on bâtit. Demain, tu comprendras qu’il faut aussi défendre les symboles qui unissent. »

Le train siffla. Sidi Ahmed remonta dans son wagon. Ses pensées bouillonnaient. Devoir, justice, loi… Ce voyage n’était pas une simple traversée du désert. C’était une école. Chaque arrêt était une leçon, chaque rencontre un maître.

Alors que la locomotive reprenait son souffle, il se jura intérieurement :
« Je respecterai la loi. Je défendrai la justice. Et je dénoncerai ceux qui plongent ma patrie dans le désordre. »


Le train s’enfonça dans la nuit, portant dans ses wagons non seulement des voyageurs, mais des consciences en pleine métamorphose. Pour Sidi Ahmed, l’ombre se dissipait peu à peu : à travers les secousses du rail, il sentait naître en lui une nouvelle clarté.

Il ne savait pas encore où ce train le mènerait, mais il savait désormais qu’il n’était plus seulement fils du désert : il devenait apprenti citoyen.


Chapitre 6 – Le drapeau et l’hymne

Le train s’éveillait à l’aube. L’horizon s’embrasait de rouge et d’or, comme si le désert lui-même avait décidé de célébrer un rituel ancien. Les dunes, baignées d’une lumière tremblante, semblaient chanter silencieusement avec le vent.

Sidi Ahmed, adossé à la vitre poussiéreuse du wagon, sentit une émotion étrange. Depuis qu’il avait quitté la station de la justice, quelque chose en lui s’était mis à résonner, comme une corde tendue entre son cœur et le destin.

Soudain, le convoi ralentit. Une gare différente apparut. Elle n’était pas faite de pierre ni de bois, mais de tissus et de chants. Des drapeaux flottaient partout : sur les toits, au sommet des mâts, sur les murs. Le vert profond, le rouge flamboyant, l’or du croissant et de l’étoile illuminaient l’air matinal.

Un orchestre de tambours, de tidinits et de flûtes accueillait les voyageurs. Ici, on n’entendait pas le cliquetis des marteaux ni les débats des juges : on entendait la patrie chanter.


À la descente du wagon, une troupe d’enfants vint à la rencontre de Sidi Ahmed. Ils portaient chacun un petit drapeau qu’ils agitaient fièrement. Leurs visages souriants illuminaient l’espace. L’un d’eux, une fillette aux nattes serrées, lui tendit un drapeau miniature.

— « Tiens, frère. Porte-le haut. »

Sidi Ahmed le saisit avec respect. En sentant le tissu léger entre ses doigts, il éprouva une sensation singulière : comme si ce simple rectangle de couleur contenait l’histoire, les douleurs et les espérances de tout un peuple.


Un homme, vêtu d’un boubou brodé, s’approcha. Sa voix était grave mais douce :

— « Tu es au quai des symboles. Ici, nous n’apprenons pas les lois écrites, mais les signes invisibles qui rassemblent. Le drapeau et l’hymne ne sont pas de simples ornements : ils sont l’âme visible de la patrie. »

Il désigna les enfants qui entonnaient maintenant des chants. Les tambours se firent plus précis, les flûtes plus vibrantes. Puis, soudain, tout se tut. Une voix s’éleva, claire, solennelle. L’hymne national commençait.


Sidi Ahmed se redressa instinctivement. Les paroles, qu’il connaissait mal, résonnaient pourtant en lui comme une incantation. Chaque note était un pas, chaque souffle une promesse. Il leva son petit drapeau, et son cœur battit plus fort.

Il se souvint alors des paroles de son père :
« Apprends l’hymne national, lève le drapeau avec fierté. »

Ce n’était plus une simple recommandation. C’était une vérité brûlante : le drapeau et l’hymne sont des serments silencieux qui rappellent à chacun qu’il n’est pas seul, mais membre d’une communauté.


Après la cérémonie, l’homme en boubou l’emmena vers un grand mât au centre de la place. Des vieillards et des jeunes s’y tenaient côte à côte. On hissa le drapeau en silence, et quand il atteignit le sommet, tous levèrent la main sur leur cœur.

Le vent fit claquer le tissu. Dans ce battement, Sidi Ahmed crut entendre la respiration même de la Mauritanie : lente, profonde, indestructible.

Le vieil homme déclara :
— « Le drapeau te rappelle ce que tu dois protéger. L’hymne te rappelle ce que tu dois respecter. Sans eux, nous ne serions qu’une multitude dispersée dans le désert. Avec eux, nous formons un peuple. »


Sidi Ahmed resta muet, bouleversé. Lui, l’enfant du sable, n’avait jamais compris la force des symboles. Pour lui, un drapeau n’était qu’un tissu, un hymne qu’un chant. Mais désormais, il voyait autrement :

  • Le drapeau était une tente dressée pour tous les Mauritaniens, qu’ils soient du nord ou du sud, noirs ou blancs, riches ou pauvres.
  • L’hymne était un fil invisible reliant les voix isolées en une seule mélodie.

Alors que le train s’apprêtait à repartir, la fillette aux nattes revint. Elle demanda :
— « Frère, sais-tu pourquoi nous chantons ? »
— « Pour honorer la patrie ? » hasarda Sidi Ahmed.
Elle secoua la tête.
— « Non. Nous chantons pour nous rappeler que nous sommes ensemble. Sans chanson, chacun marche seul. Avec l’hymne, nous marchons au même pas. »

Ces mots simples le frappèrent plus fort que tous les discours.


Quand il regagna son wagon, Sidi Ahmed serra le petit drapeau contre sa poitrine. Le train s’ébranla de nouveau, emportant les chants derrière lui. Il avait appris la force des devoirs, la rigueur de la justice, mais aujourd’hui il avait découvert la magie des symboles.

Dans son esprit, une phrase s’imposa :
« Un citoyen n’est pas seulement celui qui obéit et construit, mais celui qui se reconnaît dans le chant et le drapeau de tous. »

Le désert défilait à nouveau. Mais cette fois, il n’était plus vide : il vibrait des couleurs et des sons de la patrie.


Chapitre 7 – La solidarité et les voisins

Le train s’enfonçait dans l’après-midi. Le soleil, haut et impitoyable, étendait ses flammes dorées sur les dunes. Les voyageurs s’éventaillaient, la chaleur transformait les rails en mirages ondulants.

Lorsque le convoi ralentit de nouveau, Sidi Ahmed aperçut une petite gare qui semblait différente des précédentes. Pas de drapeaux, pas de juges, pas de chants. Ici, tout respirait l’humble quotidien. Des maisons de terre séchée bordaient le quai, des enfants couraient derrière un ballon fabriqué avec des chiffons, et une vieille femme puisait de l’eau à un puits.

Une pancarte indiquait :
« Station de la solidarité ».


À peine descendu, Sidi Ahmed fut accueilli par un homme trapu, au sourire franc, portant une tunique simple. Autour de lui, des voisins s’activaient : certains balayaient la rue, d’autres distribuaient du thé et du pain.

— « Ici, » dit l’homme, « tu vas apprendre que la citoyenneté ne vit pas seulement dans les lois ou les drapeaux, mais dans la main tendue à ton voisin. »

Il tendit un balai à Sidi Ahmed.
— « Commence par balayer devant la maison d’un autre, et tu comprendras. »


D’abord hésitant, Sidi Ahmed se mit au travail. Le sable accumulé s’envolait sous ses gestes maladroits. Mais rapidement, il sentit la chaleur d’un sourire, puis d’un remerciement, puis d’une main qui se joignait à la sienne. Bientôt, ils étaient dix à nettoyer ensemble la petite place, riant malgré la fatigue.

Un vieillard s’approcha et déclara :
— « Le voisin n’est pas seulement celui qui habite à côté de toi. Le voisin, c’est celui dont la vie touche la tienne. Le bien que tu lui fais rejaillit sur toi, et le mal que tu lui causes revient tôt ou tard. »


Après le nettoyage, tous se réunirent autour d’un grand plat de couscous. Le repas, partagé à la main, semblait plus savoureux que n’importe quel festin. Sidi Ahmed comprit alors que la solidarité n’était pas une idée abstraite, mais un pain partagé, une eau offerte, une aide donnée sans rien attendre.

Une femme ajouta, en versant du thé :
— « Tu peux apprendre toutes les lois, chanter tous les hymnes, brandir tous les drapeaux… mais si tu ignores ton voisin affamé, ta citoyenneté n’est qu’un masque vide. »


Le soir, la communauté alluma un feu au centre du village. Les habitants racontaient des histoires, chantaient et riaient. Dans cette ronde fraternelle, Sidi Ahmed sentit son cœur se remplir d’une chaleur nouvelle, différente de la fierté du drapeau ou de la rigueur de la loi. Ici, il découvrait la douceur du lien humain.

Il songea :
« Le désert nous apprend à survivre seuls, mais la citoyenneté nous apprend à vivre ensemble. »


Quand le train siffla au loin, signe du départ, l’homme trapu le prit par les épaules :
— « N’oublie jamais, fils du désert : celui qui ferme sa porte à son voisin s’enferme lui-même. La patrie n’est qu’une grande maison de voisins. »

Sidi Ahmed remonta dans son wagon avec une certitude gravée au plus profond de lui :
être citoyen, c’est être solidaire.

Le train reprit sa course, emportant avec lui l’écho des rires partagés et la chaleur des mains tendues.


Chapitre 8 – Les impôts et les biens communs

Le train franchit de larges plaines poussiéreuses où, de loin, l’on apercevait des silhouettes de villes en croissance. Nouakchott, Nouadhibou, Kaédi… autant de noms qui vibraient comme des tambours dans le cœur de Sidi Ahmed. Les gares devenaient plus animées, les convois plus chargés.

Cette fois, le train s’arrêta dans une station au nom austère :
« Gare des biens communs ».

Devant lui, une vaste place s’ouvrait, bordée d’écoles, d’un dispensaire et d’un marché couvert. À l’entrée, un écriteau proclamait :
« Rien de cela n’existe sans la contribution de chacun. »


En descendant, Sidi Ahmed fut interpellé par un collecteur vêtu d’un uniforme simple, mais orné d’un insigne représentant une balance.
— « Bienvenue, jeune voyageur. Ici, tu apprendras que la citoyenneté n’est pas gratuite. Comme l’eau d’un puits qu’il faut entretenir, elle demande que chacun verse sa part. »

Le collecteur le conduisit d’abord à l’école. Des enfants y récitaient des poèmes et des leçons, leurs voix s’élevant comme des oiseaux dans l’air brûlant.
— « Vois-tu, dit le collecteur, sans la contribution des habitants, ces murs se seraient effondrés. »


Plus loin, il l’amena au dispensaire. Une infirmière soignait un enfant blessé au pied, tandis que d’autres attendaient patiemment leur tour.
— « La santé, ajouta-t-il, n’est pas un cadeau tombé du ciel. Elle est l’effort de tous, rassemblé pour que chacun puisse guérir. »

Enfin, ils traversèrent le marché. Les étals débordaient de fruits, de tissus, de poissons séchés. Les marchands, en confiance, échangeaient leurs marchandises sous le regard attentif de gardiens municipaux.
— « Même ce marché est protégé par l’effort collectif. Celui qui ne paie pas sa part jouit du travail des autres sans contribuer. Et cela, mon fils, est une forme d’injustice. »


Sidi Ahmed réfléchit. Toute sa vie de nomade, il avait appris à ne dépendre que de lui-même, à vivre de ses troupeaux, du lait et des dattes. Mais ici, dans cette cité qui respirait l’organisation, il comprenait une vérité nouvelle :
« La patrie est une tente immense, et chacun doit fournir une corde pour la maintenir debout. »


Le collecteur lui remit une pièce symbolique, frappée d’un croissant et d’une étoile.
— « Cette pièce représente l’impôt. Elle n’est pas une perte, mais une semence. Celui qui donne ici récolte ailleurs : dans l’école de son enfant, dans le lit d’hôpital de son frère, dans la route qu’il emprunte demain. »

Sidi Ahmed la serra dans sa paume. Il sentit que ce métal portait un poids sacré, non pas celui de la richesse individuelle, mais celui du lien invisible qui unissait chaque citoyen aux autres.


Lorsque le train siffla de nouveau, Sidi Ahmed monta dans son wagon, pensif. En regardant par la fenêtre, il vit un enfant entrer dans l’école, un malade sortir soulagé du dispensaire, une femme vendre ses légumes au marché. Tout cela vibrait comme une même toile tissée par des mains invisibles.

Il murmura :
« Contribuer, c’est protéger la patrie. Refuser, c’est l’affaiblir. »

Et dans son cœur, une certitude grandissait : payer sa part, c’est aimer sa patrie autrement que par les mots.


Chapitre 9 –  Gare des symboles

Le train roulait désormais vers l’ouest, longeant des étendues de sable qui semblaient infinies. Les dunes, tel un océan figé, ondulaient sous le vent. Sidi Ahmed observait ce paysage familier de son enfance nomade, mais son regard avait changé : il y voyait désormais la toile invisible d’une patrie qui s’étendait bien au-delà du désert.

Soudain, le train ralentit devant une vaste esplanade. À son centre, un mât géant s’élevait, portant haut un drapeau flottant dans le vent : vert éclatant, or lumineux, rouge brûlant, croissant et étoile veillant comme des guides.

Un écriteau annonçait :
« Gare des symboles – Ici vit l’âme de la nation ».


En descendant, Sidi Ahmed entendit déjà le grondement des tambours et le chant puissant de centaines de voix. Des jeunes, des anciens, des femmes et des hommes étaient rassemblés autour du mât. Tous, sans distinction, levaient leurs regards vers le drapeau.

Un vieil homme vêtu d’un boubou blanc s’approcha de Sidi Ahmed et lui dit doucement :
— « Vois-tu ce drapeau ? Il n’est pas qu’un tissu. Il est la mémoire de tes ancêtres, le sang des martyrs, l’espérance des enfants, la dignité des vivants. »


Puis, la foule se mit à entonner l’hymne national. La mélodie s’éleva, grave et fière, comme un vent qui balayait les dunes. Les voix s’unissaient, se confondaient, et chacune, qu’elle soit forte ou fragile, trouvait sa place dans la grandeur collective.

Sidi Ahmed sentit des frissons parcourir son corps. Jamais il n’avait entendu un chant qui lui donne autant le sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand que lui.

Un enfant, debout près de lui, posa sa petite main sur son cœur et chanta à pleins poumons. Sidi Ahmed l’imita, et bientôt, il se surprit à chanter avec eux, comme si les paroles lui avaient toujours appartenu.


À la fin du chant, le vieil homme reprit :
— « Le drapeau et l’hymne ne nourrissent pas ton estomac, ils ne bâtissent pas ta maison, mais ils nourrissent ton âme. Car sans symbole, la patrie n’est qu’une terre vide. Avec eux, elle devient une maison vivante où chaque citoyen se reconnaît. »

Il ajouta en fixant Sidi Ahmed :
— « Toi qui étais nomade, tu portais ton identité dans ta tente et dans tes troupeaux. Désormais, tu la portes aussi dans ces couleurs et dans ce chant. Protège-les comme tu protègerais ton propre souffle. »


Alors que le drapeau claquait au vent, Sidi Ahmed comprit que ces couleurs, ce chant, ces symboles, n’étaient pas seulement pour lui. Ils appartenaient à tous et chacun avait le devoir de les respecter, de les transmettre, et de les défendre.

Il pensa :
« Être citoyen, c’est apprendre à se reconnaître dans ce qui nous dépasse. »


Quand le train siffla pour annoncer son départ, Sidi Ahmed remonta à bord avec une émotion nouvelle. Le désert défilait encore sous ses yeux, mais désormais, ce n’était plus seulement du sable. C’était une terre unie par un drapeau, par un chant, par une âme commune.

Il murmura en silence, comme une promesse :
« Je serai fidèle à ces couleurs, et je chanterai cet hymne tant que j’aurai souffle. »


Chapitre 10 – Le mandat et la responsabilité politique

Le train roulait lentement dans le matin doré. Le désert s’ouvrait en larges plaines, entrecoupées de villages et de villes surgissant comme des oasis de pierre et de terre. Sidi Ahmed, assis à la fenêtre, sentait le poids et la clarté des leçons qu’il avait reçues. Chaque gare, chaque rencontre, chaque devoir accompli avait tracé un chemin en lui.

Pourtant, il savait qu’un dernier arrêt l’attendait : celui de la station du mandat et de la responsabilité politique.


Le train s’arrêta devant un édifice imposant, aux murs blancs éclatants et aux portes ouvertes sur une cour animée. Des hommes et des femmes déboulaient de tous côtés, porteurs de documents, de registres électoraux et de discours préparés.

Un homme d’âge mûr, au regard vif et à la voix ferme, s’approcha de Sidi Ahmed :
— « Bienvenue, fils du désert. Ici, tu apprendras que la citoyenneté ne se limite pas à respecter les lois, à défendre les symboles ou à servir les voisins. Elle se mesure aussi dans la responsabilité politique : la capacité de porter la voix de ceux qui te font confiance. »


Sidi Ahmed observa la scène. Des jeunes discutaient avec des anciens, des présidents de partis débattant avec des électeurs, des journalistes consignant chaque mot. L’énergie était intense, mais aussi respectueuse : chaque citoyen, malgré ses divergences, reconnaissait la légitimité de l’autre.

L’homme continua :
— « Si un jour, tu brigues un mandat, écoute bien : tu ne représentes pas seulement toi-même. Tu portes la voix de milliers de concitoyens, et leur confiance est sacrée. Respecte les urnes, respecte les droits, les libertés et les institutions. Ton devoir sera de servir, non de dominer. »


Sidi Ahmed se souvint des paroles de son père : « Remplis correctement tes devoirs envers les électeurs. » Tout prenait maintenant un sens profond. Il comprit que la citoyenneté s’achève par ce moment de responsabilité ultime : être capable de faire confiance et d’être digne de la confiance donnée.

Il observa un jeune homme présentant son programme aux habitants. Certains l’applaudissaient, d’autres l’interrogeaient avec prudence. Tout se déroulait dans l’ordre, mais aussi dans le respect mutuel.

— « Comprends ceci, » dit l’homme mûr, « le pouvoir que tu pourrais obtenir n’est rien sans l’intégrité. Les promesses faites doivent être tenues. Le respect des résultats, même si tu perds, est plus important que la victoire elle-même. »


Le soleil culminait. Sidi Ahmed sentit une étrange émotion : l’ensemble de son voyage prenait désormais sens. Du désert à la cité, de la poussière des dunes aux salles de justice, du balai des voisins aux chants des enfants, jusqu’aux urnes et aux débats politiques, il avait parcouru le chemin de la citoyenneté.

Il comprit enfin : être citoyen, c’est une éducation permanente. Chaque acte, chaque geste, chaque parole compte. Et celui qui aspire à représenter son peuple doit être le miroir de ce qu’il a appris : loyauté, justice, solidarité, contribution et respect des symboles.


Alors que le train siffla pour reprendre sa route, Sidi Ahmed leva les yeux vers le ciel du désert. Les étoiles, déjà présentes à l’horizon, semblaient lui sourire. Il murmura :

« Je porterai ma patrie dans mes actes, dans mon cœur et dans ma voix. Je servirai, je protégerai, je respecterai. Et si un jour j’ai la chance de briguer un mandat, je ne trahirai jamais cette confiance. »

Le train s’ébranla, emportant avec lui un jeune homme qui n’était plus seulement fils du désert. Il était devenu citoyen, pleinement conscient de ses devoirs, de ses droits et de sa responsabilité envers ceux qu’il aimait et qu’il servirait désormais.


Ainsi s’achevait le voyage initiatique de Sidi Ahmed. Du sable de l’Erg Amatlich aux symboles de la nation, chaque étape avait forgé son âme. Et le train, continuant sa route à travers les vastes étendues de Mauritanie, semblait lui rappeler que la citoyenneté est un voyage sans fin, un apprentissage quotidien qui unit chaque Mauritanien à son pays et à ses concitoyens.

Ahmed Ould Bettar

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