Tabaski en Mauritanie : le prix du mouton, le coût d’un récit collectif
À l’approche de l’Aïd al-Kabîr, la Mauritanie entre en effervescence. Plus qu’un rituel religieux, c’est une mise en scène sociale où le mouton devient un symbole d’appartenance, de solidarité… et de tensions économiques.
À chaque Tabaski, la Mauritanie vit bien plus qu’une fête religieuse. C’est un théâtre social où le mouton, devenu une marchandise rare et précieuse, cristallise les défis économiques, les tensions logistiques et les traditions communautaires profondément ancrées.
Quand la Mauritanie s’approche de l’Aïd al-Kabîr, alias Tabaski dans les contrées wolofisées, ce n’est plus une simple fête religieuse. C’est un gigantesque opéra social, un ballet communautaire, un test grandeur nature de la solidarité… et de la capacité à jongler avec les prix à la hausse, les vendeurs filous, les transporteurs rapaces et les traditions identitaires bien ancrées dans le mouton.
Un mouton à moins de 80 000 anciennes ouguiyas ? Autant demander à un chameau d’entrer dans une Twingo. Les moutons viennent certes du Hodh, proprement brossés par les vents de l’Est, mais dès qu’ils posent une patte à Nouakchott, c’est la loi du transport et du racket logistique qui s’applique. Le mouton devient une devise flottante, indexée sur la rareté, la canicule, et les ambitions démesurées de certains convoyeurs aux ambitions boursières.
Le transport, c’est la jungle : pas de syndicat, pas de régulation, juste des camions et leurs chauffeurs qui imposent des tarifs à la gueule du client et au fumet de la fête. Tu veux le mouton à l’heure ? Paye. Tu veux qu’il survive au voyage ? Repaye. Tu veux qu’il ait encore ses sabots ? Là, c’est le tarif premium.
Pendant ce temps, au marché El Mina, les vendeurs s’écrasent sous le soleil comme des tomates trop mûres. Pas d’abri, pas d’ombre, mais des taxes dès que ta bagnole touche la poussière du terrain. L’eau, elle, coûte plus cher que le jus d’orange pressé à Dubaï : achetée à 70 anciennes ouguiyas, elle est revendue à 900 ouguiyas. Les ânes font la navette, pendant que les humains suent leur dignité.
Et le vol ? Un art populaire. Un mouton qui disparaît, c’est une éclipse lunaire. Tout le monde l’a vue, mais personne ne peut te dire où elle est passée. Les citoyens demandent l’intervention de l’État, mais à condition que les voleurs arrêtés ne soient pas relâchés pour « circonstances sociales atténuantes ». L’islam, dit-on, ne se conjugue pas au pardon quand la viande est en jeu.
Mais au-delà de l’économie de la bête, il y a la symbolique communautaire, et là… chaque ethnie a son propre opéra, ses gestes, ses codes, ses non-dits.
Chez les Soninké, le ka, cette unité sociale faite de sang et de concessions, fonctionne comme une PME : un mouton pour le groupe, sauf si les femmes décident d’en rajouter, et là… c’est deux fois plus de dépenses, deux fois plus de gloire. Les enfants paradent avec la bête comme si c’était un trophée de Ligue des champions : si ton mouton est rachitique, c’est la honte du quartier.
Dans les villages de la Vallée, le fleuve devient salle de bain caprine ; en ville, on improvise une douche à carreaux. Le mouton doit sentir bon avant de mourir propre.
Les Wolofs, eux, c’est du haut standing émotionnel. Mouton égale statut. Si t’as plusieurs épouses, chaque reine doit avoir son trône ovinsé. Identiques, s’il vous plaît, sinon c’est jalousie et divorce à retardement.
Mais le boss, c’est toujours la première épouse, la doyenne du tabaski, celle avec qui le mari sacrifie – les autres, elles regardent en story.
Chez les Halpulars, c’est plus rationnel, plus net, plus épuré : un bon mouton, point barre. Pas besoin d’esbroufe. Le bon mouton se reconnaît au premier regard, comme un bon cheval. Pas besoin de procession ni de parfum, c’est la qualité qui parle, pas les paillettes.
Chez les Maures, on fait dans le discret. Un seul mouton suffit pour tout le monde, sauf si… sauf s’il y a une deuxième épouse officieuse dans une autre wilaya. Là, faut prévoir un mouton « annexe », payé en cachette, égorgé en silence. Pas de bain rituel ici. Le mouton, il meurt comme il a vécu : sobrement.
À l’heure où l’État peine à maîtriser les prix, où le soleil grille vendeurs et bêtes, et où chaque communauté redéfinit la grandeur du sacrifice à sa manière, le mouton devient bien plus qu’un animal à égorger : c’est un miroir du tissu social mauritanien, un révélateur de fractures et de fraternités, de calculs économiques et de foi festive.
En Mauritanie, tu n’achètes pas un mouton. Tu achètes ta place dans le récit collectif. Et cette année, ce récit coûte cher. Très cher. Auteur : Mohamed Ould Echriv Echriv