Soif !
Chapitre 1 – Sable dans la bouche
Il fait chaud.
Non… c’est pire. C’est un coup de poing brûlant dans la figure.
Le genre qui te fait plisser les yeux, même si t’essaies de tenir.
Le vent souffle. Mais pas un vent frais. Un vent qui coupe. Qui gratte. Qui te colle du sable dans la bouche.
Ma gorge est sèche.
Sèche comme le lit d’un oued oublié.
Je marche. Trois heures déjà. Pas une goutte. Pas une flaque. Pas même une tôle rouillée avec deux doigts d’eau croupie.
Le soleil tape. Tape comme un fou.
Les dunes ne bougent pas. Elles regardent. Elles savent. Elles savent que je crève.
À Nouakchott, y’a de l’eau. Enfin… on dit qu’y a de l’eau.
Les robinets toussotent. Des tuyaux qui grincent. Et souvent… rien. Juste un souffle d’air, chaud, puant.
Quand ça coule, c’est marron. Marron comme du thé qui traîne depuis trois jours.
Alors tu payes.
Tu payes cher.
Un type passe avec son camion-citerne. Vieux camion. Peinture écaillée. L’eau à l’intérieur, il l’appelle « potable ».
Tu veux vingt litres ? Tu lâches un gros billet.
Et tu te tais.
Dans mon quartier, on dit : « L’eau, c’est plus cher que l’essence ! »
Et c’est vrai.
Les gosses jouent dans la poussière. Pas un ballon. Pas de cerf-volant. Juste de la poussière.
Des femmes, foulard serré sur la tête, bidon jaune sur l’épaule. Des bidons de dix litres.
Elles marchent. Pas vite. Mais longtemps. Très longtemps.
Elles trouvent un puits. L’eau est tiède. Parfois salée. Parfois amère.
Elles boivent quand même.
Moi, je voulais juste un verre.
Un verre clair.
C’est trop demander ?
Chapitre 2 – Le seau vide
Le matin, c’est le pire.
Tu te lèves. Tu crois qu’il reste un peu d’eau dans la citerne.
Tu ouvres le robinet.
Rien.
Un souffle d’air. Chaud. Sec. Un crachat invisible.
Ma mère tape sur le bidon. Ça sonne creux.
Elle souffle. Pas un mot. Elle se tourne vers moi :
— Va chez ton oncle. Peut-être qu’il en a.
Chez l’oncle, y’a pas plus.
— Hier soir, j’ai rempli. Ce matin, plus rien…
Dans le quartier, c’est pareil. Les gens ouvrent les couvercles des cuves. Ils regardent le fond. Ils secouent la tête.
Plus d’eau.
Je me souviens d’une réunion au centre communal.
Un gars du gouvernement avait parlé. Costume clair, lunettes. Il disait que « seulement » 22 % des gens en Mauritanie n’avaient pas accès à une source d’eau potable basique.
Seulement.
Il avait dit ça comme si c’était un petit chiffre.
Dans la salle, y’avait des vieux qui souriaient jaune.
À midi, les femmes partent chercher de l’eau. Les enfants aussi. Bidons sur la tête.
Le soleil tape plus fort. Les ombres disparaissent.
Les marches sont longues.
Parfois, y’a une bagarre au puits. Pas beaucoup d’eau. Pas pour tout le monde.
Je revois la petite Aïcha. Dix ans. Toute maigre. Elle portait un bidon presque plus grand qu’elle.
Elle m’a dit :
— C’est lourd… mais j’ai pas le choix.
Le soir, on boit. L’eau a un goût bizarre. Mais on boit.
Parce que la soif, ça pardonne pas.
Chapitre 3 – Le goût du métal
C’est arrivé l’année dernière.
Un soir, le robinet a craché de l’eau couleur rouille.
On s’est dit : « C’est juste aujourd’hui. Demain, ça ira. »
Le lendemain, pareil.
Goût métallique. Comme si on léchait une vieille cuillère.
Certains ont dit que c’était à cause des vieilles canalisations. D’autres ont parlé de travaux.
En attendant, on buvait.
Et on tombait malade.
Les enfants d’abord. Diarrhée. Fièvre. Les mères inquiètes.
Puis les vieux.
J’ai vu Abdou, le menuisier, plier en deux devant sa boutique.
— C’est l’eau… j’te dis… l’eau…
Il n’a pas fini sa phrase.
On a commencé à acheter des bouteilles. Chères. Trop chères.
Mais tu crois quoi ? Les bouteilles, elles aussi, elles finissaient vite.
Et puis, parfois, elles venaient pas.
Alors on revenait au robinet.
On se disait : « Tant pis. »
On apprenait à filtrer.
Un vieux chiffon. Un bout de charbon. De la chance.
Mais le goût…
Ce goût de métal.
Il restait dans la bouche.
Chapitre 4 – Les marcheuses
Elles sont partout.
Tu sors tôt le matin ? Tu les vois.
Bidons jaunes. Robes longues. Foulards serrés.
Elles marchent. Tête droite. Pas un mot.
Parfois, c’est une gamine. Onze ans, peut-être douze.
Le bidon fait dix litres. Plus lourd qu’elle.
Mais elle marche.
Elles marchent toutes.
Kilomètres après kilomètres.
— Pourquoi c’est toi qui viens ?
— Mon frère est à l’école.
— Et toi, t’y vas pas ?
Elle hausse les épaules.
— Y’a pas d’eau à l’école non plus.
Elles connaissent chaque puits. Chaque pompe. Chaque robinet public qui crache encore un filet.
Elles savent aussi quand arriver. Parce que si t’arrives trop tard…
Y’a plus rien.
Un jour, j’ai suivi deux d’entre elles. Aïcha et Fatma.
Deux heures de marche.
Elles rigolaient pas. Pas comme à la télé, où on montre des filles qui vont chercher de l’eau en chantant.
Non. Ici, c’est pas un jeu.
Arrivées à « Mbalke », elles ont attendu. Une heure. Deux.
L’eau sortait lentement.
Les hommes prenaient d’abord. Les femmes après.
Quand c’était leur tour, il restait juste de quoi remplir à moitié.
— On reviendra demain, dit Fatma.
Comme si c’était normal.
Chapitre 5 – Les voleurs d’eau
Tu crois que voler de l’eau, ça existe pas ?
Viens voir ici.
Les tuyaux, la nuit, sont percés.
Des raccords bricolés, faits avec du caoutchouc, du scotch, des bouts de fil.
Des gars se branchent en douce sur la conduite principale.
Et hop. L’eau chez eux.
Dans mon quartier, y’a un type qu’on appelle « le plombier ».
C’est pas un vrai plombier. C’est un magicien.
Il te fait venir l’eau, même quand y’en a pas.
Il se sert avant tout le monde. Et il vend.
Vingt litres. Cinquante litres.
Plus cher qu’au marché.
La nuit, tu entends les chuchotements. Les seaux qui se remplissent.
Le matin, y’a des flaques dans les ruelles.
Et toi, ton robinet est toujours sec.
Y’a aussi les châteaux d’eau privés.
Oui, privés.
Des grosses cuves en plastique, posées sur des toits.
Ceux qui ont de l’argent les remplissent avec les camions-citernes.
Et pendant ce temps, en bas, les enfants lèchent les gouttes qui tombent du robinet public.
On dit que l’eau, c’est la vie.
Ici, c’est aussi le business.
Et le business, il est pas pour les pauvres.
Chapitre 6 – La pluie fantôme
Quand tu vis ici, tu pries pour la pluie.
Chez nous, c’est « Rahma ».
Elle ne détruit pas plus qu’elle ne construit.
Les vieux disent : « Avant, les nuages venaient du sud. Ils restaient. Ils donnaient. »
Maintenant, ils passent.
Ils passent vite.
Et ils disparaissent.
Parfois, tu vois l’orage au loin.
Le ciel noir. Les éclairs.
Tu sens presque l’odeur de l’eau.
Mais le vent change.
Et les nuages s’en vont.
Les années de sécheresse, on les compte plus.
Le changement climatique ?
Les gens ici, ils s’en foutent du mot. Ce qu’ils savent, c’est qu’il pleut plus comme avant.
Un jour, j’ai vu une femme pleurer en voyant trois minutes de pluie.
Trois minutes. Pas assez pour remplir un bol.
Quand il pleut, tout le monde court dehors.
On met les bassines, les seaux, les casseroles.
On tend les mains.
On boit directement. Même si la poussière coule avec.
Un vieux m’a dit :
– Avant, les puits se remplissaient vite. Maintenant, ils meurent.
Il a dit « meurent » comme on parle d’une personne.
Et je crois qu’il avait raison.
Chapitre 7 – Les pompes cassées
Le bus cahote.
Poussière partout.
Je vais vers l’est. Loin. Très loin.
Un village du Hodh.
Petites maisons en banco. Un puits au centre. Une pompe solaire à côté.
Elle est morte.
— Ça fait huit mois, dit le chef du village.
Huit mois que personne ne l’a réparée.
La pièce ? Faut la commander à Nouakchott.
Et Nouakchott… c’est loin.
Les femmes rient jaune.
— On a inauguré la pompe avec un ministre, il y a un an. Il y avait la télé. Les discours. Les promesses.
Aujourd’hui, on va chercher l’eau à sept kilomètres.
Une ONG est passée.
Ils ont pris des photos.
Ils ont dit qu’ils « allaient voir ».
Ils sont repartis.
Le soir, autour du feu, les vieux racontent.
Avant, on creusait un trou. L’eau venait.
Aujourd’hui, on creuse. Rien.
Le sable. Juste le sable.
Chapitre 8 – Le sel dans la gorge
Nouadhibou.
La mer est là. Immense. Bleue.
Et pourtant, les gens ont soif.
Une usine de désalinisation travaille jour et nuit.
L’eau coûte cher. Trop cher.
Et tout le monde ne la reçoit pas.
Je parle à un technicien.
— On enlève le sel, oui. Mais on enlève pas la pauvreté.
Il sourit. Un sourire amer.
Je bois un verre d’eau dessalée.
C’est clair. Mais le goût… un peu métallique. Un peu amer.
Peut-être que c’est dans ma tête.
Au marché, on vend encore de l’eau amenée par camion.
Plus chère que le poisson frais.
Les pêcheurs boivent de l’eau achetée.
La mer à côté. L’eau dans les mains.
Et pourtant, toujours la soif.
Chapitre 9 – Le château d’eau
Retour à Nouakchott.
Un nouveau château d’eau a été inauguré.
Grand, blanc, fier.
On a coupé le ruban. On a fait des photos.
Les discours ont parlé « d’avenir » et de « progrès ».
Mais voilà : il est vide.
Pas une goutte.
Les tuyaux ne sont pas encore connectés.
À la radio, la ministre de l’Hydraulique a promis que la distribution allait « rapidement revenir à la normale ».
À Médine, ville Sainte de l’Islam, le Premier ministre a même félicité le président Ghazouani.
Selon lui, cette crise n’est déjà qu’un « mauvais souvenir ».
Mauvais souvenir ?
Pas pour la Cité BMCI-MPI, à la Cité Plage.
Là-bas, chaque jour, les habitants se lèvent tôt.
Ils attendent devant des robinets secs.
Ils remplissent des bassines quand, par miracle, un filet coule.
Jour après jour. Le même calvaire.
La députée Kadiata Malick Diallo l’a dit : « Ici, la crise n’est pas finie. »
Mais à la télé, tout va bien.
Chapitre 10 – Soif
La nuit tombe.
Le vent est chaud.
Je m’assois devant ma maison.
Un bidon vide à mes pieds.
J’écoute.
Pas de bruit d’eau.
Juste le vent qui soulève la poussière.
J’ai traversé des villes. Des villages. J’ai vu des puits morts. Des châteaux d’eau vides. Des tuyaux percés.
J’ai vu des femmes marcher jusqu’à s’écrouler.
J’ai vu des enfants boire dans des flaques.
Et j’ai compris.
La soif, c’est pas juste dans la gorge.
C’est dans la tête.
C’est dans le cœur.
C’est dans la façon dont on nous oublie.
On boira demain. Peut-être.
Ou pas.