N’daye Mansour, le souvenir d’un homme exigeant, mais juste.
N’daye Mansour, le souvenir d’un homme exigeant, mais juste.
L’instituteur ne professait pas, il accompagnait, il hissait les jeunes esprits que nous étions, à l’exploration de l’humanité. Sa mission s’arrêtait à la fin de la primaire, véritable école de la pensée et de la relation à l’autre. Apprentissage délicat des rapports de force, de la rencontre et de la négociation. De l’erreur aussi, mais jamais dans le mépris de celui qui se trompe ou qui ne sait pas. Les instituteurs m’ont fait aimer le savoir. Grâce à la plupart d’entre eux, j’ai aimé apprendre. Ils m’ont transmis la curiosité pour les choses du monde et de la vie.
Comme l’abeille pollinise un jardin, l’instituteur captait notre attention, nous enseignait quelque chose dont nous ignorions la mécanique. Et, jour après jour, une chose fragile s’établissait entre lui et nous : la confiance. Or, il se trouve que la confiance en l’autre est le premier pas vers la confiance en soi…
J’ai presque tout oublié de cette période, mais j’ai gardé l’essentiel : ma capacité à entrer en conversation et en empathie avec mes semblables. Et quand bien même ce n’était pas au programme, il savait que nous pouvions l’entendre ! L’aventure humaine est faite de toute chose, son approche est une alchimie précieuse qui requiert, de la part d’un enseignant, de multiples talents. Les instituteurs que j’ai connus avaient ces qualités. Ils savaient se faire entendre sans élever la voix. Ils nous aidaient à entrouvrir les portes d’un monde et d’une vie que nous avions à parcourir. Si j’écris ces lignes aujourd’hui, c’est pour rendre hommage à l’un d’entre eux, Mansour N’daye, longtemps, très longtemps après que j’eus la chance de compter parmi ses élèves, à la fin des années 1984, au CM2. Après le coup de sifflet, on attendait en rangs dans la cour. Les autres classes défilaient devant nous. Nous entrions tous dans le bâtiment sans un mot. En classe, chacun se plaçait à côté de sa table. À son tour, il entrait, restait debout entre son bureau et le tableau, nous regardait brièvement et nous faisait asseoir. Entre lui et nous, ces quelques gestes marquaient le respect et la crainte. C’est toute la différence !
Le maître était très grand, dégarni, économe de ses sourires. Armé d’une voix grave et timbrée, sa parole calme réinventait chaque matin, la prose de la journée. La morale inscrite au tableau ouvrait une brève discussion, destinée à réveiller nos oreilles et nos imaginations endormies. Puis nous sautions de matière en matière avec agilité, nos jeunes cerveaux s’adaptaient. L’instit savait très bien de quoi nous étions capables, avant même que nous soyons surpris par nos aptitudes.
S’il y a une pédagogie, c’est à cela qu’on la reconnaît, non ? La carte de la RIM réversible était en place à droite, un vrai squelette articulé semblait se cacher, juste derrière, accessoire indispensable des leçons d’anatomie. La lumière du jour venait de la gauche à travers d’immenses fenêtres donnant sur la cour. Le tableau « noir » n’offrait que quelques mots fraîchement calligraphiés en son centre. Il faisait bon à l’école. Je n’ai pas oublié sa voix cuivrée, sa diction impeccable. Du fond de mon souvenir, j’entends encore ce géant désinvolte, cet orfèvre de l’école publique énoncer : « L’habit ne fait pas le moine ».
Il y a une 20 d’années. Digne et calme, il n’avait guère changé. A ma surprise, il m’a bien reconnu. Un peu comme des gens proches, les instits se souviennent de leurs anciens élèves. Savent-ils secrètement, ce que nous leur devons ? Je l’espère. Nombre d’entre eux étaient bien des « Maîtres » et non des « profs ».
Dans un signe à nous tous et ce geste appliqué d’une ultime élégance, Mansour n’diaye est le phare en dehors de l’éclairage duquel tout serait dans l’obscurité.
Sidahmed Khlil