Mauritanie : tribalisme, clientélisme et l’urgence d’un renouveau citoyen
Dans une analyse signée par Nana Mohamed Laghdaf, la Mauritanie apparaît comme un État moderne en façade, mais toujours dominé par les logiques tribales, claniques et clientélistes. L’article explore les contradictions d’un système en crise et esquisse des perspectives de réforme pour instaurer une véritable citoyenneté partagée.
Tribalisme et clientélisme en Mauritanie face aux défis de la citoyenneté moderne
Notre pays se présente aux yeux du monde comme un État moderne : une Constitution proclamant la souveraineté, des institutions élues, un pluralisme affiché, une économie ouverte aux dynamiques de la mondialisation. En apparence, le modèle correspond à celui, universel, de l’État-nation. Mais derrière cette façade institutionnelle se déploie une autre réalité, plus décisive et plus enracinée : celle des appartenances tribales, des hiérarchies claniques et des solidarités de castes au sein des communautés ethniques. Depuis longtemps, l’État s’est contenté de gérer ces structures en les mettant en concurrence pour l’accès aux privilèges : postes de responsabilité, marchés publics, avantages administratifs. Derrière les procédures officielles, les marchés publics deviennent le théâtre d’alliances tacites où administration et réseaux tribaux se partagent les rôles. Un notable, informé par un cadre de haut niveau, influe sur un responsable ; le cahier des charges est discrètement modifié, les concurrents écartés et le marché attribué à un proche dépourvu de réelle expertise. L’entreprise bénéficiaire sous-traite à moindre coût, livre des ouvrages ou du matériel de qualité médiocre et redistribue une partie des fonds pour entretenir la connivence administrative, accroître son prestige tribal et consolider ses réseaux politiques. Les mêmes logiques prévalent dans les nominations : postes stratégiques et directions administratives se monnayent contre loyautés électorales ou alliances familiales, sans référence à la compétence ni à l’expérience. Ce système informel politico-économique détourne l’État de ses missions fondamentales. Ainsi, le tribalisme — et, dans une certaine mesure, les systèmes de castes ethniques, foncièrement inégalitaires — continuent de dominer la vie politique et sociale. À l’intérieur de chaque tribu, de chaque ethnie, le pouvoir est accaparé par une poignée de notables se posant en véritables interlocuteurs de l’État, reléguant partis politiques et société civile au rang de coquilles vides. Ce choix assumé du pouvoir central, qui privilégie les rapports informels au détriment d’un véritable esprit partisan, affaiblit les institutions et enferme le pays dans un profond immobilisme. Jadis régulateur social, le tribalisme, accompagné du clientélisme, ne remplit plus ce rôle. Il couve désormais de profondes contradictions : une jeunesse de plus en plus nombreuse (plus de 70 % de la population), souvent au chômage ; une sédentarisation accélérée et une marginalisation économique croissante qui détachent la majorité de la population d’un système dont les retombées continuent de profiter à une élite restreinte. L’informel politique alimente en outre un informel économique dévastateur : les richesses nationales sont captées, les réformes structurelles neutralisées, et l’économie demeure prisonnière d’un système rentier quasi stérile malgré ses ressources minières. La justice elle-même peine à incarner son rôle d’arbitre impartial, soumise aux pressions de ces réseaux. À cela s’ajoute une dynamique nouvelle et préoccupante : les réseaux sociaux, désormais accessibles sur l’ensemble du territoire, diffusent les images éclatantes de la richesse insolente d’une classe privilégiée, exacerbant le contraste avec la grande pauvreté et le sentiment d’exclusion des populations marginalisées. Le taux élevé de sédentarisation et la concentration d’une jeunesse massive dans les villes et villages nourrissent frustrations et tensions sociales. Le système tribalo-ethnique, qui assurait autrefois une régulation interne, apparaît désormais comme un facteur de fragilisation et de crise potentielle, préparant, sinon une rupture profonde, du moins une instabilité qui pointe déjà à l’horizon. Ainsi, le dualisme ne se réduit pas à une opposition entre État moderne et traditions anciennes. Il se nourrit des concurrences internes qui traversent chaque entité communautaire. La tribu, l’ethnie, la région : chacune se présente comme une organisation verticale, hiérarchique, où l’autorité se distribue du sommet vers la base, où la loyauté personnelle prime sur le droit, où l’exclusion et la rivalité prennent souvent le pas sur la solidarité proclamée. Ces logiques fragmentent le corps social, alimentent l’injustice et rendent toute stabilité précaire. Que vaut, en effet, la souveraineté proclamée lorsque l’État organise lui-même la compétition communautaire dont il prétend s’émanciper ? Que devient la citoyenneté dans un espace où l’individu est défini, y compris vis-à-vis de l’État, d’abord par ses attaches lignagères ? Dans ces conditions, la tribu et le clan doivent être replacés dans leur juste rôle : cantonnés à l’espace culturel et identitaire, et intégrés, en tant que citoyens, dans les structures institutionnelles, sans privilèges particuliers. C’est ici que le rôle du dirigeant d’un pays comme le nôtre devient crucial. Il dispose, pour ce faire, d’un immense capital symbolique, hérité des formes de représentation du pouvoir dans les sociétés africaines et arabo-musulmanes : un capital qui lui offre la possibilité d’impulser des réformes profondes. La tradition sultanienne, judicieusement évoquée par le Professeur Abdel Weddoud Ould Cheikh, demeure vivante dans la culture nationale, bien au-delà de la diversité ethnique de la société, tant il est vrai que la structure hiérarchique et le corpus de valeurs au sein des tribus et des ethnies présentent des similitudes remarquables. Dans cette tradition partagée, le souverain concentre entre ses mains tous les pouvoirs et tout le capital symbolique. Il personnifie à lui seul l’appareil du pouvoir, posture largement consacrée par la Constitution. Et même si l’expérience « démocratique » de ces trente dernières années a quelque peu modifié certaines perceptions, la volonté politique du chef de l’État continue de disposer, par la tradition et la loi, ainsi que par son exemple et son engagement, du levier nécessaire pour transformer en profondeur le fonctionnement des institutions et la place des appartenances tribales. Cela ouvrirait la voie à une citoyenneté réelle et à un avenir équitable pour tous les Mauritaniens. Le dialogue annoncé, s’il s’accompagne d’une volonté politique réelle, peut constituer le point de départ d’une nouvelle vision salutaire sous-tendue par un projet capable, à terme, de préserver l’avenir du pays et d’ouvrir la voie à une citoyenneté véritablement partagée.
Nana Mohamed Laghdaf