Maghreb : un insoutenable fiasco politique
Maghreb : un insoutenable fiasco politique
LETTRE DU MAGHREB. Depuis trente-cinq ans, la région est désunie, incapable de parler d’une voix commune. Les bouleversements mondiaux rendent politiquement suicidaire cette attitude.
Par Benoît Delmas
Publié le 31/03/2024 à 11h00 dans Point.fr
Le Maghreb est dans l’impasse. En rade depuis la création de l’UMA (Union du Maghreb arabe) le 17 février 1989. Sitôt signé, sitôt décédé. Les cinq pays membres – d’ouest en est sur la mappemonde : la Mauritanie, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye – sont incapables de s’entendre, de s’écouter ou tout simplement de s’unir ponctuellement, même cyniquement, afin de peser face au bloc européen et de faire fructifier leurs intérêts.
Une région sans capitaine
En 2024, entre Gaza, Ukraine, changement climatique – la région est laminée par la sécheresse pour la sixième année consécutive –, inflation et pénuries, le Maghreb avance désuni, hagard, sûr de ses désaccords, handicapé par quatre décennies d’échecs politiques. Pourtant, sur le papier dont on fait les utopies, un G5 Maghreb aurait tout son sens. Il aurait une légitimité économique, serait un outil de pouvoir diplomatique et sécuritaire, un levier d’influence, éparpillerait aux quatre coins de la Méditerranée le « soft power » maghrébin. Il lui permettrait de parler d’une seule voix au G20, à l’ONU, dans de nombreux sommets et assemblées. Au lieu de cela, chacun avance avec son propre petit agenda, ses petits gains, ses petites inimitiés, ses lignes rouges. Une camarilla de somnambules. Chaque problème est multiplié par cinq par la faute de cinq dirigeants (ou « systèmes ») incapables d’élever le débat, ne serait-ce que pour extraire leurs populations de la dèche et leur offrir un espoir autre qu’un aller simple pour Montréal, Nice, Bonn ou Bruxelles.
Pour un G5 Maghreb
Pourquoi s’énerver début avril 2024 à propos d’une situation qui perdure depuis trente-cinq ans ? Parce que dans le grand souk du monde, ce grand bazar qui ne connaît plus de frontières, la voix du Maghreb n’existe pas. La région est pourtant à la croisée des continents et des destins. Le Maghreb a les pieds ancrés en Afrique, il évolue dans un univers arabo-musulman, il a l’Europe comme premier partenaire économique, il a ses ports ouverts sur la Méditerranée, il parle l’arabe dialectique (un par pays), le français, l’anglais de plus en plus. Face au dossier crucial de la migration, sujet qui embrase les opinions publiques européennes et qui rendrait maboul le plus rationnel des moines sybarites, il devrait être l’interlocuteur numéro un. Nenni. L’Union européenne doit traiter avec cinq interlocuteurs différents. Sur la guerre à Gaza, le Maghreb devrait parler fort, multiplier les médiations, jeter son poids religieux et politique dans la bataille. Au lieu de cela, des aides alimentaires et médicales non coordonnées, des discours cacophoniques…
Sur tous les sujets clés, le Maghreb agit dans le plus grand désordre. Au lieu de former une puissance des hydrocarbures, une sorte de OPEC5, capable de négocier avec l’Union européenne et ses vingt-sept États membres, c’est la politique du chacun pour soi qui bénéficie à quelques multinationales et entretient des réseaux extrêmement rodés de corruption, entravant toute compétitivité. Les perdants ? Les populations maghrébines et européennes.
L’immigration ? Chacun y va de sa propre partition, avec ses interlocuteurs ad hoc. Le Maroc avec l’Espagne, la Tunisie avec l’Italie, la Libye avec l’Italie… Aucune position commune de ce quintette de pays à qui l’Union européenne demande, de façon policée, d’être le gardien des frontières du Nord face une migration sahélo-africaine qui ne peut que prendre de l’ampleur si l’on combine taux de natalité et saccages économiques (Mali, Burkina Faso, Niger…). Faute d’un G5, chaque pays reçoit, en ordre dispersé, les visites d’Ursula von der Leyen, systématiquement secondée de la cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni. Les montants attribués par la Commission européenne varient d’un pays à l’autre : plus d’un milliard d’euros pour l’Égypte, 165 millions pour Tunis, plus d’une centaine pour la Libye de l’ouest… Chaque pays négocie en fonction de son poids, de son potentiel de nuisances. À cinq, le Maghreb pourrait être la solution à la migration illégale, tout en se développant économiquement. D’Agadir (Maroc) à Tobrouk (Libye), le Maghreb offre 5 000 kilomètres de littoral. Une façade maritime aux multiples balcons. Ce sont les côtes du Maghreb qui cristallisent toutes les avanies actuelles, monopolisent le débat des élections européennes, ces côtes dont on s’élance en barcasses, boudins, zodiacs pour les mieux lotis, vers les îles Canaries ou celle de Lampedusa (Italie).
Quand on écoute certains dirigeants (ministres, hauts fonctionnaires, décideurs), l’Europe et les Européens semblent responsables de tous leurs maux. On pourrait imaginer à les écouter que Macron, Scholz et Sanchez sont à l’origine des guerres puniques, de la chute de Carthage, de l’échec du Printemps arabe, que Bruxelles a torpillé leurs agricultures, déséquilibré leurs balances commerciales. Le discours tenu par les dirigeants algériens depuis la deuxième partie du XXe siècle fait des émules. Tunis et Rabat sont devenus de sérieux contempteurs de leurs partenaires du Nord (qui pèsent pour plus de 70 % de leurs économies). Selon l’ONU, le Maghreb est la région la moins intégrée au monde, les échanges entre ses cinq pays ne pèsent que 1,5 %…
Depuis trente-cinq ans, l’UMA n’existe que sur le papier. Face à l’évolution du monde, face à une Union européenne qui risque de changer de ton après la montée de l’extrême droite (25 % du prochain parlement selon les derniers sondages), ses dirigeants estiment qu’il est urgent d’attendre. Une attitude suicidaire.
Source: Point.fr