Les espoirs d’une vie en Europe s’échouent dans les Caraïbes

Les espoirs d’une vie en Europe s’échouent dans les Caraïbes
BELLE GARDEN, Tobago (AP) — Vers 6h30 ce matin du 28 mai 2021, à quelques kilomètres de la plage de Belle Garden sur l’île des Caraïbes de Tobago, un bateau étroit blanc et bleu dérive sur l’horizon. L’embarcation oscille. Des poissons commencent à tourner autour, se nourrissant des balanes sous la coque.

De loin, on jurerait que personne ne se trouve à bord. Mais lorsque des pêcheurs s’approchent, ils sentent l’odeur de la mort.

À l’intérieur, les corps de plus d’une douzaine d’hommes noirs, tous en état de décomposition. Personne ne sait d’où ils viennent, ce qui les a conduits jusqu’à Tobago, pourquoi ils se trouvaient à bord et pourquoi ils sont morts. Personne ne connait leurs noms.

Ce qui est clair désormais, mais ne l’était pas à l’époque, c’est que 135 jours auparavant, 43 hommes ont quitté un port de l’autre côté de l’océan. Ils essayaient d’atteindre les Îles Canaries, un archipel espagnol au large de la côte nord-ouest de l’Afrique.

Ils n’y sont jamais arrivés.

À l’autre bout du monde, leurs familles les cherchaient. ____ Pendant près de deux ans, l’Associated Press a rassemblé les pièces d’un puzzle provenant de trois continents pour retracer l’histoire de ce bateau et des hommes remplis d’espoir qui se trouvaient à bord et qui y ont trouvé la mort.

La pirogue qui s’est échouée à Tobago était enregistrée en Mauritanie, un pays vaste et en grande partie désertique situé dans le nord-ouest de l’Afrique, à 4 800 kilomètres de l’île. Les indices trouvés sur l’embarcation, ainsi que sa couleur particulière, laissent penser que les morts étaient probablement des Africains ayant tenté de rejoindre l’Europe qui se sont perdus en route sur l’Atlantique.

Au cours de l’année 2021, au moins sept bateaux semblant provenir du nord-ouest de l’Afrique se sont échoués aux Caraïbes et au Brésil. Tous transportaient des corps sans vie.

Ces « bateaux fantômes » sont la conséquence involontaire des efforts, et des milliards d’euros dépensés par les pays Européens depuis des années pour stopper les traversées de migrants en mer Méditerranée. Toutes ces mesures, conjuguées avec l’impact économique de la pandémie de coronavirus, ont poussé les migrants à suivre une route plus dangereuse pour atteindre l’Europe à travers les Îles Canaries.

Le nombre de migrants arrivés par la route Atlantique est passé de 2 687 en 2019 à plus de 22 000 deux ans plus tard, selon le ministère de l’Intérieur espagnol.

Mais pour chaque passage réussi, on dénombre certainement beaucoup plus d’échecs, estime Pedro Vélez, de l’Institut espagnol d’océanographie. Il n’a d’ailleurs pas été surpris d’apprendre que des bateaux de migrants sont désormais repérés dans les Caraïbes. Il s’agit en effet d’une zone où les dispositifs flottants largués par les scientifiques sur la côte ouest-africaine dérivent naturellement.

« Les conditions de navigation y sont extrêmement dures » explique-t-il.

Selon l’Organisation Internationale pour les Migrations, au moins 1109 personnes sont mortes ou disparus sur la route Atlantique en 2021. Mais cela ne représente qu’une fraction des décès. Les hommes du bateau Tobago, par exemple, ne sont pas inclus dans cette statistique.

D’autres estimations sont plus élevées. Caminando Fronteras, une organisation espagnole de défense des droits des migrants, a enregistré plus de 4000 morts ou disparus sur la même route en 2021, avec au moins 20 bateaux manquant après avoir quitté la Mauritanie.

Ces migrants sont aussi invisibles dans la mort qu’ils ne l’étaient en vie. Mais même les fantômes ont des familles.

Au cours de notre enquête, l’Associated Press a réalisé des entretiens avec des dizaines de parents et d’amis des disparus, des représentants des autorités ainsi que des experts médico-légaux. Nous avons également eu accès à des rapports de police et des résultats de tests ADN. L’enquête a ainsi révélé que 43 jeunes hommes venant de Mauritanie, du Mali, du Sénégal et possiblement d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, ont embarqué sur la pirogue échouée à Tobago. L’AP a pu identifier 33 d’entre eux par leur nom.

Ces hommes ont quitté le port mauritanien de Nouadhibou pendant la nuit du 12 au 13 janvier 2021. Des analyses de leurs vêtements et de leur ADN ont confirmé l’identité de l’un des morts, permettant ainsi à l’une des familles de faire son deuil, et offrant à d’autres la possibilité de, peut-être, pouvoir en faire de même un jour.

Le manque de volonté politique et de ressources mondiales fait qu’il est rarement possible d’identifier les migrants morts ou disparus. Chaque année, des milliers de familles se demandent quel est le sort de leurs proches qui ont quitté leur foyer pour l’Europe.

Peu d’entre eux le découvrent. ___

LA DÉCOUVERTE

Ce matin du 28 mai 2021, Lance Biggart reçoit un appel d’un autre pêcheur venant d’apercevoir un bateau bien étrange. Âgé de 49 ans, le natif de Tobago rejoint rapidement ses collègues à bord de sa propre embarcation, le Big Thunder.

Des dizaines d’autres pêcheurs arrivent sur les lieux, filmant la pirogue avec leurs téléphones. Certains continuent même de pêcher les mahi-mahi brillants qui se sont rassemblées autour des cadavres. La vie entourant la mort.

Biggart se souvient de sa surprise devant l’embarcation, étonné qu’elle ait survécu aux vagues de l’Atlantique.

« Une vague est arrivée, et le bateau a tellement secoué » se souvient-il.

L’un des corps sans vie était assis à la proue. Les pêcheurs et la police se sont demandé si cet homme avait été le dernier à mourir et voulu s’éloigner du reste des cadavres empilés au fond du bateau.

Biggart et son collègue ont ensuite été chargés par les garde-côtes de remorquer la pirogue jusqu’au rivage. Là, un tracteur l’a tirée hors de l’eau, et des hommes en combinaisons blanches ont soigneusement retiré un par un les 14 cadavres, trois crânes et d’autres multiples os. Ils ont placé les restes dans 15 sacs. Parfois, des membres, ou des têtes, manquaient. Le soleil avait momifié certaines parties des corps, tandis que l’eau stagnante au fond du bateau en avait putréfié d’autres.

Des vêtements et 1000 francs CFA d’Afrique de l’Ouest (l’équivalent de moins de deux dollars) ainsi que quelques euros ont été récupérés sur le bateau. La police a également trouvé une demi-douzaine de téléphones portables en mauvais état ainsi que des cartes SIM maliennes et mauritaniennes. L’Unité de cybercriminalité de Tobago a pu extraire une liste de contacts d’une des cartes SIM.

La police de Trinité-et-Tobago a transmis les numéros au ministère des Affaires étrangères du pays, qui a contacté plusieurs fois le gouvernement mauritanien, sans réponse. Le ministère des Affaires étrangères de Mauritanie n’a pas répondu aux questions d’AP.

Au cours des semaines qui ont suivi la découverte du bateau, les habitants ont cessé d’acheter le poisson de Biggart, craignant que les morts aient été victimes d’un acte de sorcellerie. D’autres s’interrogeaient : étaient-ils des victimes d’Ebola dont les corps avaient été jetés dans le bateau et abandonnés à la dérive ?

En tant que marin, Biggart se sentait dans le devoir d’aider.

« J’ai un ami qui est parti en mer et n’est jamais revenu », dit-il. « Eux, je ne les connais pas, mais je sais que leur famille souffre. »

Quelques mois plus tard, incapable d’identifier les victimes, la police a transformé l’enquête criminelle en une affaire « humanitaire ». Les corps des victimes demeurent à la morgue du Centre des sciences médico-légales, à Trinité.

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DES PISTES

En 20 ans de carrière, la médecin légiste Eslyn McDonald-Burris n’avait jamais vu autant de corps arriver à la morgue de Tobago en même temps. Leur origine africaine présumée lui rappelait ses ancêtres esclaves.

« Ça a provoqué beaucoup d’émotions pour moi, parce que je me demandais :Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ici ? » dit-elle. « Et puis, quand j’ai commencé à regarder les courants océaniques … ce sont ces mêmes courants qui ont été utilisés pour nous amener ici. »

Burris, désormais retraitée, conclut qu’ils sont probablement morts de « déshydratation et d’hypothermie après s’être perdus en mer ».

En ouvrant les sacs mortuaires un à un, Burris cherchait à reconstituer leurs vies. Elle a cherché tous les indices pour essayer de répondre aux questions la taraudant : Qui étaient-ils? Où essayaient-ils d’aller ? Que s’est-il passé sur le bateau ?

L’un des cadavres avait un chapelet musulman. Un autre avait dans sa poche une petite étiquette avec des écritures arabes provenant d’une bouteille d’eau de Mauritanie. Un autre portait une montre à son poignet gauche, encore en marche même si l’heure et la date n’étaient pas exactes: « 05:32, dimanche. »

La plupart de ces hommes avaient des visages aux caractéristiques similaires : « Cette sorte de visage long et mince », se souvient-elle. Beaucoup portaient plusieurs couches de vêtements, ce qui est assez commun chez les migrants voyageant par mer. Quelques-uns portaient des vestes et des pantalons imperméables de couleur vert foncé, typiques des pêcheurs d’Afrique de l’Ouest et des migrants qui cherchent à éviter de se faire repérer par les autorités portuaires.

En retirant les couches de vêtements, Burris a découvert des maillots de football et des shorts avec des blasons d’équipes européennes, ainsi que celui de la Fédération mauritanienne de football. L’un des hommes était habillé de manière plus formelle, portant une chemise noire avec de fines rayures blanches.

Un autre a attiré l’attention de Burris. « Un jeune homme d’origine africaine, de corpulence mince, de teint foncé », indiquait son rapport d’autopsie.

Il avait les cheveux courts, brun foncé. Ses oreilles étaient « particulièrement petites ». Ses dents en bon état. Son corps était le plus momifié de tous, et ses vêtements étaient encore relativement propres, suggérant qu’il aurait pu être l’un des derniers à mourir.

« Comme on dit ici, un mec stylé » résume Burris avec affection.

Il portait un jean déchiré, un sweat à capuche Nike et un T-shirt blanc avec des motifs et ces quelques mots: « HELLO, IS IT ME YOU’RE LOOKING FOR? »

Les paroles en anglais viennent d’une chanson bien connue de Lionel Richie qui traduites disent: « BONJOUR, EST-CE MOI QUE TU CHERCHES ? »

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UNE TANTE EN FRANCE

À des milliers de kilomètres de là, dans la ville française d’Orléans, May Sow avait presque perdu tout espoir de retrouver son neveu vivant.

A la mi-janvier 2021, Alassane Sow ne répondait plus à son téléphone, laissant sa famille au Mali et en France dans le désespoir. May a cherché la moindre trace de lui sur Internet.

Quelques jours auparavant, Alassane lui avait dit au téléphone qu’il pensait prendre un bateau pour l’Espagne, et finalement pour la France pour trouver du travail, comme l’avaient fait certains de ses amis. Son père, éloigné de la famille, avait également quitté le pays pour rejoindre l’Espagne. Les passeurs lui ont demandé 1500 euros. Il avait économisé de l’argent en travaillant comme gardien d’immeuble en Mauritanie.

May pensait que le projet de son neveu était une terrible idée. « C’est suicider », l’a-t-elle averti. Une famille qu’elle connaissait en Côte d’Ivoire faisait justement le deuil d’un proche mort en tentant de rejoindre l’Europe.

Mais Alassane a expliqué que les passeurs lui avaient dit qu’il voyagerait sur un bateau solide, avec un bon moteur. Non, certainement pas ces frêles bateaux gonflables surchargés que l’on voit souvent chavirer en Méditerranée. Même s’il réussissait, l’a prévenu sa tante, il ne serait pas autorisé à travailler en France.

« Quand je vais à Paris, je vois des personnes, des migrants qui (…) dorment dehors, sous des tentes », a-t-elle insisté.

Alassane n’a rien voulu entendre. A ses yeux, sa famille française avait une bonne vie avec des carrières stables qui permettaient d’envoyer de l’argent au village malien de Melga pour soutenir les proches.

Les grands-parents d’Alassane avaient immigré en France en quittant l’ancienne colonie française il y a des décennies, laissant leur fille aînée, la mère d’Alassane, au Mali. Ils ont eu six autres enfants en France, dont May.

Quand May et ses frères et sœurs ont essayé de faire venir la mère d’Alassane, elle était déjà adulte et n’était plus éligible pour le regroupement familial. Elle a fait huit demandes de visa pour la France, l’une après l’autre rejetées.

La famille Sow en France avait essayé de soutenir Alassane dans deux projets dans son village de Melga au Mali, dans l’élevage et le commerce. Les deux ont échoué, en partie à cause du changement climatique et de l’économie fragile dans ce pays ravagé par des années de conflit et d’instabilité politique. Le petit commerce qu’il avait ouvert avec leur aide ne rapportait pas suffisamment d’argent pour nourrir sa famille. Il a finalement déménagé en Mauritanie pour gagner environ 75 euros par mois, dit May. Ce n’était pas suffisant.

May décrit un jeune homme « gentil, sérieux et respectueux » qui n’a jamais demandé plus d’argent à ses proches français. La prospérité était en Europe, et la seule façon dont il pouvait l’atteindre, c’était en bateau.

« Dans sa tête, à un moment donné, il s’était vraiment dit qu’il n’avait pas le choix » dit-elle.

Dans la nuit du 12 au 13 janvier 2021, Alassane embarqua dans une pirogue à Nouadhibou, en Mauritanie, pour rejoindre les Îles Canaries, sa famille a appris plus tard.

Après un long silence initial sont venues les rumeurs. Son bateau avait été arrêté au Maroc et les migrants à bord avaient été envoyés en prison. May a contacté un représentant de la communauté malienne au Maroc pour vérifier auprès des prisons et des morgues. Aucune trace d’Alassane.

Elle a ensuite contacté une page Facebook intitulée « Protégeons Les Migrants, Pas Les Frontières », utilisée par les familles de migrants disparus pour partager des informations. C’est à ce moment-là que May a réalisé que son neveu faisait partie des milliers de personnes qui disparaissent chaque année en route vers l’Europe.

Chaque jour, des gens postaient des messages sur des proches disparus. Peu d’entre eux sont trouvés.

Tous les renseignements qu’elle obtenait provenaient du bouche à oreille, sans qu’aucune information officielle ne luis soit fournie. Elle se sentait impuissante.

La grand-mère, la mère et la femme d’Alassane gardaient espoir qu’il était toujours en vie, en prison quelque part, et qu’il ne pouvait donc pas appeler. May avait pourtant de plus en plus de doutes. Et une nuit, dans un songe, elle l’a vu mort, dans l’eau, entouré de plusieurs personnes. Et elle s’est mise à crier.

Dans ce cauchemar, Alassane finissait par ouvrir les yeux mais ne pouvait pas parler. Après cet épisode, May est restée convaincue qu’Alassane et ses compagnons d’infortune avaient fait naufrage. Mais elle n’en avait aucune preuve.

Quelques mois plus tard, sa sœur l’a informée d’un reportage sur un bateau mauritanien retrouvé à Tobago avec des cadavres à son bord. Puis une journaliste d’AP l’a contactée sur le même sujet. Son neveu pouvait-il être parmi eux?

Alassane était parti en janvier. Le bateau a été retrouvé en mai. C’étais donc une possibilité. Mais rien d’autre ne suggérait que c’était son bateau. Les pirogues utilisées par les migrants à Nouadhibou se ressemblent toutes.

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SUIVANT LES PISTES

La liste des contacts extraite de l’un des téléphones dans le bateau par les autorités de Tobago contenait 137 noms.

Les journalistes d’AP ont appelé les numéros et demandé à ceux qui ont répondu s’ils connaissaient quelqu’un qui était disparu. Un nom revenait sans cesse : Soulayman Soumaré, chauffeur de taxi de Sélibabi dans le sud de la Mauritanie, non loin des frontières maliennes et sénégalaises.

AP s’est également rendu à Sélibabi. La ville est à 2 jours de route de Nouadhibou, sur une bande de goudron qui traverse un désert brûlant. Nos journalistes ont parlé à des dizaines de proches et d’amis pour reconstituer les événements.

Soulayman avait disparu presque un an plus tôt, ainsi que des dizaines d’autres jeunes des villages voisins. Ils avaient quitté Nouadhibou dans un bateau transportant 43 personnes vers les Îles Canaries, dans la nuit du 12 janvier 2021. Il s’agissait du même bateau sur lequel avait embarqué Alassane Sow.

Quarante-sept personnes devaient monter à bord, mais quatre hommes n’y sont pas réussis. L’un de ces derniers, qui a souhaité témoigner de façon anonyme, a confirmé qu’il s’était rendu à Nouadhibou avec des dizaines d’autres proches, amis et connaissances originaires de Sélibabi ainsi que de deux villages voisins. Là, ils ont attendu dans des appartements aménagés par des passeurs. Il a alors entendu dire que d’autres personnes d’une commune à la frontière du Mali et de la Mauritanie monteraient également sur leur bateau.

Le 12 janvier, les passeurs les ont appelés. Les jeunes hommes partiraient pour l’Espagne cette nuit-là.

Pour éviter d’attirer l’attention des autorités, les migrants se sont dispersés en petits groupes et sont partis séparément sur des pirogues différentes. Ils devaient se réunir dans l’océan pour être transférés sur une embarcation plus grande. Destination les Îles Canaries.

À Nouadhibou, des centaines de pêcheurs entrent et sortent, jour et nuit, et les autorités portuaires ont du mal à inspecter chaque bateau. Mais lorsque les policiers ont repéré quatre pêcheurs sans la combinaison vert foncé typique, ils les ont arrêtés.

Les jeunes ignoraient que leurs vies venaient d’être sauvées. ___

DES FAMILLES EN ATTENTE

A Tobago, très peu de personnes avaient entendu parler de la Mauritanie avant le drame. Et en Mauritanie, les familles n’avaient jamais entendu parler de l’île située au sud de la mer des Caraïbes. Lorsqu’on leur a montré Tobago sur une carte, avec l’océan Atlantique séparant les deux nations, beaucoup ont eu le souffle coupé.

A quelques kilomètres de Sélibabi, sur un chemin de terre parsemé de chèvres, se trouve le village de Bouroudji, où vivaient 11 des jeunes disparus.

Les journalistes d’AP ont partagé les informations disponibles avec les mères des disparus : Un bateau mauritanien avait dérivé vers Tobago avec 14 corps à bord. L’un des téléphones récupérés avait permis de faire le lien avec un groupe avec lequel leurs fils avaient voyagé, et Il n’y avait aucun survivant.

« Ils sont tous morts », s’est exclamé une mère, couvrant son visage de ses mains avant de s’en aller brusquement, désespérée.

D’autres continuent à s’accrocher à l’espoir.

Certaines mères qui nous ont montré les photos de leurs fils sur leurs téléphones portables expliquent que jusqu’à ce qu’elles voient les corps de leurs enfants elles continueront à croire qu’ils peuvent être vivants. Parmi eux se trouvaient deux jeunes, Bayla Niang et Abdoulaye Tall.

Ciré Samba Niang, le père de Bayla, voulait à tout prix trouver des informations claires.

« Des gens disaient qu’ils étaient morts, d’autres qu’ils étaient en prison. Et il y en a d’autres qui disent n’importe quoi. »

Niang dit qu’il ignorait le projet de son fils de partir. Le chômage local et l’espoir de meilleures opportunités à l’étranger sont ce qui pousse des jeunes comme son fils à quitter le pays, dit-il.

Nombreux sont ceux dans sa génération qui ont déménagé en Europe et gagné des sommes considérables par rapport à ceux restés au pays. Ils ont pu par la suite construire des maisons en Mauritanie et s’acheter des voitures.

Et quand les autres voient ça, ils n’ont qu’une idée en tête : « Je ne peux pas rester ici, je suis obligé pour partir,» dit-il.

À Moudji, un village voisin, les familles de trois cousins disparus sur la même embarcation ont du mal à reprendre leurs vies. Une mère est en dépression et souffre d’attaques de panique.

“Vous ne pouvez même pas en parler, parce que tout le monde est tellement bouleversé” se confie Oumar Koumé, le père de Djibi Koumé, disparu avec Soulayman Soumaré et Houdou Soumaré.

Comme les mères de Bouroudji, Koumé demande à voir les cadavres qui ont été retrouvés à Tobago.

« Si vous voyez que quelqu’un est mort devant vous, vous savez que c’est fait. Mais si vous ne le voyez pas, il y a chaque jour des rumeurs » dit-il. « Votre cœur souffre. »

Adama Sarré, 46 ans, est infirmière. Son fils de 25 ans, Cheikh Dioum, fait partie des disparus.

Introverti, Dioum restait parfois dans sa chambre pendant des jours, raconte sa mère. Il était frustré. Il lui avait demandé à plusieurs reprises de l’argent pour partir en Europe. Mais avec son maigre salaire d’infirmière, elle avait peu à lui donner. Elle lui a conseillé la patience.

Elle se souvient lui avoir dit : «Cheikh, fais doucement, fais doucement. Si je travaille, je trouve de l’argent, je pouvais (acheter) le billet (d’avion), tu vas partir. »

Dioum pensait qu’elle mentait, dit-elle. Il est parti sans dire au revoir.

« J’appelle son numéro, (ça) ne marche pas », dit-elle. « Je suis juste assise ici. » ___

UN RESCAPÉ

Nous ne saurons peut-être jamais ce qui est arrivé aux hommes qui ont dérivé de Nouadhibou à Tobago, mais les témoignages de survivants d’autres naufrages dans l’Atlantique offrent quelques indices.

Moussa Sako a été secouru par l’armée de l’air espagnole le 26 avril 2021. Son bateau a été repéré par hasard à plus de 500 km de l’île espagnole d’El Hierro — « au milieu de nulle part », comme l’a décrit l’un des sauveteurs.

Le groupe était parti 22 jours plus tôt de Nouakchott, la capitale de la Mauritanie. Seules trois des 63 personnes à bord ont survécu.

Comme beaucoup des passagers, Sako, un demandeur d’asile malien, n’avait jamais vu l’océan. Quatre marins, dont un « capitaine » sénégalais, avaient été chargés de rejoindre les Îles Canaries. Le voyage devait durer 4 à 5 jours.

À bord, les migrants étaient serrés comme des sardines et Sako se trouvait au milieu. L’essence qui fuyait mêlée à l’eau salée au fond du bateau leur brûlaient la peau.

Peu après leur départ, ils se sont retrouvés sans rien à boire ni manger. Le quatrième jour, le carburant vient à manquer lui aussi. Pour ralentir leur dérive et se rendre plus visibles, ils ont alors fabriqué une ancre en attachant le moteur et d’autres lourds morceaux de ferrailles à une corde.

Peu après leur départ, ils se sont retrouvés sans de quoi boire ni manger. Le quatrième jour, le carburant est fini. Pour ralentir leur dérive et être plus visibles, ils ont alors fabriqué une ancre en attachant le moteur et d’autres lourds morceaux de ferrailles à une corde.

Mais chaque jour qui passait, le bateau dérivait plus loin. A bord, les tensions dégénéraient en bagarres. Les passeurs, disaient certains, les avaient trahis.

Les jours passaient sans aucun signe de secours à l’horizon. Certains ont alors voulu couper la corde pour dériver plus vite. Sako pensait qu’ils auraient mieux fait de rester immobiles, là où la mer était encore calme et où ils pouvaient voir des lumières au loin, la nuit.

Mais la voix de Sako n’a pas été entendue et la corde a été coupée.

Comme il le craignait, le vent les poussa vers des eaux plus agitées avec des vagues qui se déversaient sur leur pirogue. Le lendemain soir, un homme de 20 ans est mort, le premier d’entre eux. Les migrants ont lavé et enveloppé son corps selon la tradition musulmane et ont prié avant de le jeter dans l’océan.

Dès la deuxième semaine, trois à quatre personnes mouraient chaque jour. Certains hallucinaient. Un homme a sauté vers sa propre mort, croyant qu’ils étaient arrivés à destination.

D’autres ont sauté pour mettre fin à leur souffrance. Sako, lui, a essayé de soigner les malades en les couvrant avec ses habits.

«J’avais quatre complets. J’enlève un, je lui mets, » se souvient-il. A la fin, il ne lui restera qu’une seule couche de vêtements.

Au 18ème jour, Sako a essayé de s’éloigner des cadavres. Mais ils étaient partout. Les quelques personnes encore en vie parlaient à peine.

Sako ne craignait plus la mort. Il s’inquiétait pour l’au-delà.

« Je voulais que même quand je suis mort, les gens me récupèrent, (pour) m’enterrer », dit-il. « Si tu es disparu dans l’eau, on peut te chercher cent années. »

Un avion gris est finalement apparu dans le ciel, au 22e jour. Puis un hélicoptère. Un sauveteur est descendu pour tirer Sako ainsi que les deux autres survivants de la pirogue remplie de cadavres.

Ces 24 morts sont enterrés aux Îles Canaries avec des numéros de dossier au lieu de leurs noms. Les restes de 36 autres personnes ont été engloutis par l’Atlantique. ___

RÉPONSES (PARTIELLES)

Le nombre de migrants qui partent sur la route de l’Atlantique diminue à nouveau, notamment en raison de la pression exercée par l’UE sur ses partenaires africains pour contrôler la route qui mène aux Canaries.

Mais les raisons qui poussent ces hommes à partir — chômage, pauvreté, violence, changement climatique — ne font qu’empirer.

Un an après le départ des 43 hommes de Nouadhibou, le bateau blanc et bleu était abandonné au bord de la route à Belle Garden. Tout comme l’affaire elle-même.

Les vêtements, objets et téléphones portables récupérés du bateau étaient gardés au fond du poste de police de Scarborough à Tobago. Bien que toutes les preuves soient autorisées à être détruites, l’officier chargé du stockage avait décidé de tout conserver « au cas où quelqu’un viendrait les chercher un jour ».

Avec des gants en latex, l’officier et un journaliste d’AP ont ouvert les sacs scellés et étalé les preuves sur le sol pour les photographier.

Sur les clichés, on peut voir les maillots et shorts de football de la Juventus, du Paris St-Germain, de Barcelone, du Real Madrid et de la Fédération mauritanienne de football qu’Eslyn McDonald-Burris a décrits dans ses rapports d’autopsie.

On y trouvait les vestes et des pantalons imperméables vert foncé. Il y avait également les téléphones portables, si usés qu’ils tombaient en morceaux au toucher.

Après des jours passés à analyser les photos comme un puzzle, un t-shirt a attiré l’attention.

Sur une photo partagée par l’une des mères du village mauritanien de Bourdoudji, on peut voir Abdoulaye Tall, 20 ans, portant un T-shirt coloré avec une inscription dont certaines parties seulement sont visibles. « IS IT … E … YOU’RE ». (« EST-CE… MO … QUE TU … ».)

C’était le t-shirt qui avait frappé Dr Burris. «HELLO, IS IT ME YOU’RE LOOKING FOR?» (« BONJOUR, EST-CE MOI QUE TU CHERCHES ? »)

L’AP a partagé sa découverte, ainsi que des photos du t-shirt, avec le père de Tall.

« Il est évident qu’il est mort » a réagi Djibi Tall « C’est la volonté de Dieu. »

L’AP a également partagé des photos des preuves recueillies à Tobago avec d’autres familles en Mauritanie, au Mali, au Sénégal et en France.

May Sow, la tante française d’Alassane Sow, a regardé les clichés sur son téléphone pendant des jours et des nuits, prise d’insomnies. Un vêtement lui semblait familier : une chemise à rayures noires.

Elle a de nouveau regardé les images de son neveu prises peu de temps avant sa disparition. On y voyait la même chemise rayée noire. Il la portait lors des fêtes.

« Je pense qu’ils n’avaient pas le droit à des affaires, à des valises. À mon avis, il a dû prendre les meilleurs vêtements qu’il avait » dit-elle.

Elle a contacté un des amis d’Alassane en Mauritanie qui avait accompagné ce dernier jusqu’à Nouadhibou. Il a confirmé qu’Alassane portait bien la chemise sous une veste à poches rouges. Les deux tenues ont été retrouvés sur l’un des corps.

Alors que May Sow pleurait la perte de son neveu, continuait à être dans le déni. May Sow a contacté la Croix-Rouge au Sénégal pour faire un test ADN et confirmer l’identité d’Alassane. Cependant, comme la mère d’Alassane est malienne, l’organisation ne pouvait pas le faire.

Finalement à travers l’AP, la famille Sow est parvenue à envoyer un échantillon de salive de la mère d’Alassane au centre de science médico-légale de Trinité-et-Tobago.

Trois mois plus tard, le 4 octobre 2022, May Sow a reçu une réponse.

« J’ai le regret de vous informer que le résultat de l’analyse de l’échantillon d’ADN est concluant.» ___

ÉPILOGUE

Alassane Sow a été enterré après des funérailles musulmanes le 3 mars 2023 dans le cimetière public de Chaguanas, à Trinité-et-Tobago. Sans pouvoir se déplacer, sa famille a fait ses prières dans son village natale au Mali ainsi qu’en France.

Sur les 43 personnes qui seraient montées à bord du bateau transportant Alassane, seuls 14 cadavres et quelques os ont été retrouvés à Tobago. La Croix-Rouge a recueilli 51 échantillons d’ADN de 51 de proches de 26 migrants disparus dans l’espoir d’identifier les autres corps au Centre de science médico-légale de Trinité. Les résultats ne sont pas encore connus.

Certains faits resteront pour toujours inconnus. Il est probable que l’on ne sache jamais exactement ce qui s’est passé durant les 135 jours et nuits pendant lesquelles Alassane et les autres ont dérivé sur l’Atlantique.

Mais au moins May Sow est sûre d’une chose.

« Au moins, mon neveu, on a une preuve que c’est bien lui », dit-elle. « On prie pour lui, et on se dit qu’il est bien là où il est. » ___

Traduit par Alexander Sigal.

Source: Taiwannews

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