La Stratégie nationale de protection sociale : entre ambition affichée et manques structurels
La Stratégie nationale de protection sociale : entre ambition affichée et manques structurels
Pour une refondation ancrée dans les données et les droitspar Cheikh Sidati Hamadi, chercheur associé, analyste et essayiste, expert senior en droits des CDWD ( 03 juillet 2025 ) .
La récente présentation par la Ministre de l’Action sociale des grandes lignes de la Stratégie nationale de protection sociale 2025-2030, parfois évoquée également comme couvrant la période 2025-2035, marque un jalon important dans la volonté d’inscrire la Mauritanie dans une dynamique d’intégration sociale et de lutte contre l’exclusion. Cette stratégie affirme s’aligner avec l’Agenda 2063 de l’Union africaine, les Objectifs de développement durable (ODD) en particulier l’ODD 1 (élimination de la pauvreté), l’ODD 3 (santé et bien-être), l’ODD 5 (égalité des sexes) et l’ODD 8 (travail décent) ainsi qu’avec la Stratégie de Croissance Accélérée et de Prospérité Partagée (SCAPP 2016-2030), qui constitue le cadre directeur national.Cependant, plusieurs lacunes persistent : imprécisions temporelles, absence d’un diagnostic social actualisé et désagrégé, manque d’évaluation rigoureuse des programmes antérieurs, faiblesse des données chiffrées concernant notamment le secteur informel qui regroupe la majorité de la population active, et incertitudes concernant le financement et la gouvernance. Ces manques risquent de limiter la portée réelle de la stratégie, notamment vis-à-vis des populations les plus marginalisées, en particulier les communautés discriminées sur la base du travail et de l’ascendance (CDWD).
I. Un diagnostic absent et l’oubli des leçons des programmes précédents
L’absence d’un diagnostic social actualisé et d’une évaluation indépendante des dispositifs sociaux antérieurs, tels que le programme Tekavoul, est préoccupante. Pourtant, des données fiables indiquent des défis majeurs :
• Environ 31 % de la population vit sous le seuil national de pauvreté (Banque mondiale, 2022)¹ •La pauvreté multidimensionnelle touche 53,6 % des Mauritaniens, avec des déficits marqués en éducation, santé et conditions de vie (PNUD, 2023)² ;
•Seuls 16 % des Mauritaniens bénéficient d’une couverture d’assurance maladie (CNAM, 2023)³
•Le secteur informel emploie 65 % de la population active, principalement dans l’agriculture, la pêche, le commerce et l’artisanat (Banque mondiale, 2022)⁴ ;
•Les femmes ne représentent que 22 % des emplois salariés formels (BIT, 2022)⁵.Cette absence d’évaluation affaiblit la construction d’une stratégie cohérente, capable d’apprendre des expériences passées.
II. Des populations vulnérables définies de manière trop vague
Le terme « groupes vulnérables » manque de précision, ce qui empêche un ciblage adapté. Les populations clés incluent :
• Les personnes handicapées, environ 4,5 % de la population selon l’enquête nationale 2014 (Agence Nationale de la Statistique, 2014) ;
• Les femmes rurales, dont le taux d’alphabétisation est de 36 % (Agence Nationale de la Statistique, 2019) ;
• Les travailleurs informels, qui représentent 65 % de la population active (Banque mondiale, 2022)⁴, soit environ 1,8 million de personnes (FMI, 2023)⁷ ;
• Les CDWD, estimées à plus de 50 % de la population totale (Minority Rights Group International, 2022)⁶.
Les travailleurs informels sont particulièrement vulnérables du fait de l’absence quasi totale de protection sociale : moins de 5 % ont accès à une assurance maladie ou à une retraite (FMI, 2023)⁷. Leur emploi est caractérisé par la précarité, l’absence de contrats formels, et des revenus faibles et instables.
III. Un financement insuffisamment rigoureux et non articulé à un diagnostic précis des besoins
La stratégie annonce un « financement durable et efficace » sans présenter de chiffrage précis ni plan détaillé. Pourtant :
•Les dépenses sociales représentent environ 7 % du PIB (FMI, 2023)⁷, contre une moyenne de 11 % dans les pays d’Afrique subsaharienne (Banque mondiale, 2022).
•Pour une couverture sociale universelle intégrant les travailleurs informels et les CDWD, le besoin de financement est estimé à environ 12 % du PIB, soit près de 250 milliards MRU (environ 55 milliards USD) par an, selon une étude conjointe du PNUD et de la Banque mondiale (2023).
•Le programme Tekavoul, avec un budget annuel d’environ 10 milliards MRU (environ 2,2 milliards USD), reste très insuffisant au regard des besoins globaux.
Sans plan chiffré clair, assorti de sources fiables de financement et d’un calendrier rigoureux, la mise en œuvre restera hypothétique.
IV. Gouvernance floue et absence de mécanismes participatifs
La stratégie ne précise pas les modalités précises de pilotage, de suivi et d’évaluation, ni le rôle des acteurs concernés. L’absence d’un cadre institutionnel impliquant les organisations de la société civile, les syndicats, les collectivités territoriales et les représentants des CDWD vulnérables réduit la transparence, la redevabilité et l’efficacité nécessaires.Statistiquement, le manque de participation inclusive constitue un frein majeur. Selon l’OIT (2021),
- les pays d’Afrique subsaharienne ayant mis en place des mécanismes participatifs ont vu l’efficacité de leurs programmes sociaux augmenter de 18 % en moyenne. En Mauritanie, moins de 25 % des ONG participent réellement à la formulation ou au suivi des politiques sociales (Ministère de l’Intérieur, 2022).
Le rôle des syndicats est faible, avec seulement 12 % des travailleurs formels syndiqués (BIT, 2022),
2. ce qui impacte la protection collective des travailleurs vulnérables.La coordination interinstitutionnelle reste un défi, avec des chevauchements entre ministères et collectivités locales qui dispersent les ressources.
V. Un ancrage juridique insuffisant
La stratégie ne mentionne pas explicitement plusieurs textes fondamentaux, affaiblissant son impact pour les populations marginalisées comme les CDWD.
1. Loi n°2015-031 criminalisant l’esclavage Touchant prioritairement les CDWD (plus de 50 % de la population), cette loi prévoit jusqu’à 20 ans de prison pour les auteurs d’esclavage. Pourtant, la stratégie n’y fait pas référence, alors que selon la CNDH (2023), seulement 18 % des programmes sociaux l’intègrent, et moins de 10 % des 34 procès pour esclavage depuis 2020 ont abouti à des condamnations effectives (IRA-Mauritanie, 2023).
2. Loi n°2015-040 sur les droits des personnes handicapées Environ 4,5 % de la population est concernée, avec un taux de chômage dépassant 60 % (Ministère de l’Action sociale, 2022). Mais la stratégie se limite à mentionner vaguement les « groupes vulnérables », sans mesures ciblées.
3. Loi n°2015-028 sur l’égalité des sexes Bien que l’ODD 5 soit mentionné, la stratégie ne détaille pas de mesures concrètes pour les femmes, surtout rurales et issues des CDWD, alors qu’elles représentent seulement 22 % des emplois formels (BIT, 2022) et que 35 % ont subi des violences physiques ou sexuelles (UNFPA, 2022).
En outre, selon la CNDH (2023), moins de 40 % des programmes sociaux incluent une base juridique claire. Faute de formation, 65 % des agents sociaux manquent de connaissances sur ces lois (enquête ministérielle, 2022).
VI. Recommandations phares
Publier un diagnostic social actualisé et désagrégé, incluant cartographie des CDWD et des travailleurs informels ;
Stabiliser l’horizon temporel et préciser les étapes opérationnelles ;
Identifier explicitement les populations marginalisées ;
Élaborer un plan de financement détaillé et transparent ;
Instaurer une gouvernance participative et un système indépendant de suivi-évaluation ;
Ancrer la stratégie dans les lois nationales, notamment la loi n°2015-031.
Conclusion
La Stratégie nationale de protection sociale 2025-2030 témoigne d’une volonté politique. Mais son succès dépendra de la précision de l’analyse, l’inclusion des travailleurs informels et des CDWD, la rigueur du financement et la gouvernance participative. Sans cela, elle risque de rester un engagement sans effet tangible.
Bibliographie et références
¹ Banque mondiale, Mauritania Overview, 2022.
² PNUD, Human Development Report, 2023.
³ CNAM, Rapport annuel, 2023.
⁴ Banque mondiale, Informality and Employment in Mauritania, 2022.
⁵ BIT, Women and Employment in Mauritania, 2022.
⁶ Minority Rights Group International, Haratines in Mauritania, 2022 ; SOS-Esclaves, Rapports annuels 2022-2023 ; IRA-Mauritanie, Communiqués 2022 ; travaux de Boubacar Messaoud et Abdellahi Matalla Salem.
⁷ FMI, Mauritania Country Report, 2023. Agence Nationale de la Statistique, Enquête nationale, 2014 & 2019. OIT, Rapport sur la gouvernance sociale en Afrique, 2021. Ministère de l’Intérieur, Rapport sur les ONG en Mauritanie, 2022. CNDH, Rapport annuel, 2023. IRA-Mauritanie, Statistiques judiciaires, 2023. UNFPA, Rapport sur les violences basées sur le genre en Mauritanie, 2022. OMS, Rapport mondial sur le handicap, 2023.
Cheikh Sidati