La Gabegie : miroir d’une tragédie morale en Mauritanie
De Moussa Ould Abdou à Sidi Ould Ahmed Deya, l’histoire de la Mauritanie témoigne d’une lente dérive : celle où la gabegie est devenue système et où la honte a cessé d’être un frein. Cet essai retrace les racines morales et politiques d’un mal national.
Il fut un temps où la gabegie en Mauritanie ne se disait pas . Moussa Ould Abdou, journaliste d’exception, témoin de la naissance de la presse indépendante, le rappelle . Il raconte que, dans les premières années de la République, voler l’État, c’était s’exclure de la respectabilité. La honte publique était plus dissuasive que toutes les lois réunies. Puis vint le moment où la légitimité politique se fit machine : où il fallut durer, non par la vertu, mais par la ruse .
Le pays cherchait à concilier le pluralisme et la survie. Les élections de 1991 furent le théâtre d’une dualité tragique : d’un côté, l’appel à la démocratie ; de l’autre, l’impossibilité organique de la produire. Le pouvoir, sans ancrage profond ni réseau administratif solide , chercha refuge auprès des vieilles forces traditionnelles . Ainsi, l’État se transforma peu à peu en une mosaïque d’intérêts, en un assemblage d’alliances précaires cimentées par les faveurs et les loyautés de circonstance .
La gabegie, dès lors, ne fut plus l’ennemie de l’ordre : elle en devint le garant. On acheta la paix sociale avec des postes, on distribua le silence sous forme de privilèges, on maquilla les détournements en fidélités politiques . Le système se mit à fonctionner non sur la compétence, mais sur la dépendance . Ceux qui dénonçaient de l’opposition finissaient par s’asseoir à la table du pouvoir ; la dénonciation n’était plus morale, elle était stratégique. Ainsi naquit ce que Ould Abdou appelle l’hypocrisie politique : cette posture où la vertu s’arrête au seuil du bénéfice .
Mais avant cette nuit morale, il y eut des hommes qui avaient le sens du devoir . Sidi Ould Ahmed Deya, inspecteur des impôts à la fin des années 1970 , découvrit une fraude fiscale colossale des entreprises privées : cent-cinq millions d’ouguiyas, un séisme pour l’époque. Il n’hésita pas. Il écrivit au président Moktar Ould Daddah. Le chef de l’État le convoqua, écouta, puis parla : « Cet homme a accompli un acte patriotique. Qu’aucune mesure de rétorsion ne soit prise contre lui. » La phrase fit le tour des radios, le Peuple la publia . Tous les coupables furent limogés, jugés, et pour que nul ne doute de l’impartialité du procès, Daddah fit venir un avocat du barreau de Dakar. Voilà ce que c’est qu’un État : non pas une administration, mais une architecture morale .
Le ministère des Finances disposait autrefois d’un compte spécial destiné à récompenser les dénonciateurs anonymes des détournements. Il s’agissait de fonds spéciaux échappant à tout contrôle, dont la gestion reposait uniquement sur l’intégrité personnelle du ministre. Le principe en était simple : le lanceur d’alerte percevait 13 % du montant récupéré, mais dans la limite de 36 000 ouguiyas — un plafond dérisoire au regard des sommes en jeu. Lorsque Sidi Ould Ahmed Deya prit ses fonctions, il jugea cette règle injuste et fit lever ce plafond, rétablissant ainsi la proportionnalité entre le risque du dénonciateur et la récompense promise. Mais cette réforme, conçue pour encourager la probité, fut rapidement détournée de son esprit : des ministres s’approprièrent les fonds destinés à rémunérer les justes .
Homme de principes, Sidi Ould Ahmed Deya ne transigeait pas avec la gabegie. Son intransigeance lui valut l’isolement et la mise à l’écart. Sur toute sa carrière, il ne put servir que dix années effectives — le reste fut une traversée du désert. C’est alors qu’il comprit ce que beaucoup découvriront plus tard : la gabegie ne se loge pas dans les textes, mais dans leur application. Les lois existent — ce qui manque, c’est la volonté d’en assumer la rigueur .
Des décennies plus tard, un autre témoin, Ahmed Ould Samba, diagnostiquera le mal : l’Inspection générale des finances ne contrôle plus rien. Les ministères, dirigés par les pairs du ministre des finances , échappent à toute vérification. Les rapports dorment dans les tiroirs des amis. Le contrôle a cessé d’être un mécanisme ; il est devenu un décor .
Et pourtant, parfois, la vérité frappe à la porte de la conscience nationale. Le rapport récent de la Cour des comptes a révélé l’ampleur du pillage institutionnel : projets publics aux décomptes falsifiés, avances détournées, marchés surfacturés. Un éminent juriste mauritanien proposa alors de rompre avec l’illusion du contrôle post mortem. Il faut, dit-il, que la Cour soit présente pendant l’exécution, que nul paiement ne soit fait sans son visa préalable , que le contrôle cesse d’être une autopsie pour redevenir une médecine préventive . Mais la question est plus radicale encore : comment passer du mot à la mécanique ? La lutte contre la gabegie n’est pas une vertu , c’est une ingénierie. Il faut reconstruire la chaîne de la dépense publique . Chaque décision, chaque signature, chaque virement doit être traçable, lisible, révocable. Il faut que la peur du juge devienne, non pas terreur, mais réflexe. Et que la récompense du juste soit publique , aussi éclatante que la sanction du fautif .
Il est des pays qui ont fait de cette lutte une politique de civilisation. Le Rwanda, il y a vingt ans encore, portait les stigmates d’un État brisé par un génocide. Aujourd’hui, il figure parmi les cinquante premières nations au monde en matière de gouvernance intègre. Non parce que ses lois sont parfaites, mais parce que ses institutions exécutent . L’Office de l’Ombudsman, créé en 2003, enquête, publie, sanctionne. Le ministère de la Justice rend publics les noms des fonctionnaires condamnés . La honte est revenue, non comme sentiment, mais comme instrument . Le Chef de l’État , appela publiquement les fonctionnaires à restituer les deniers de l’État. Et ils le firent. Non par vertu, mais par peur rationnelle .
La Mauritanie n’a pas besoin d’imiter, mais d’apprendre : apprendre que la moralité politique n’est pas un héritage, mais une discipline ; que l’éthique administrative n’est pas un slogan, mais un calendrier d’actions ; que la transparence n’est pas une lumière abstraite, mais une série de fenêtres ouvertes dans la bureaucratie . La gabegie , ici, n’est pas seulement vol d’argent — elle est vol de futur . Elle dévore la confiance, l’espérance , et jusqu’à la langue même de l’État . Ce qu’il faut restaurer, ce n’est pas la morale d’autrefois, mais la peur juste : celle du regard, du contrôle, du rapport public. Publier tout, prévenir avant, punir vite — trois gestes simples . Le reste appartient à la rhétorique. Et la rhétorique, depuis trop longtemps, a servi de rideau à l’impuissance .
L’histoire retiendra peut-être que la gabegie , en Mauritanie, ne fut pas d’abord un crime économique, mais une tragédie culturelle : celle d’un peuple qui a cessé de croire que la honte suffisait à gouverner . Pourtant, dans les mots de Moussa , dans la droiture de Sidi , dans la lucidité d’Ahmed , se devine encore une lueur. Celle d’un pays qui peut, s’il le veut, réapprendre à être exact. Parce que l’exactitude, ici, est plus qu’une qualité morale : c’est une forme d’amour du pays .
Mohamed Ould Echriv Echriv