En Tunisie, le no man’s land des Africains revenus de Libye

Tunis recueille de plus en plus de migrants ayant échoué à traverser la Méditerranée depuis la Libye. Ils pensent obtenir rapidement le statut de réfugiés… à tort
Une guerre, trois prisons et quatre traversées infructueuses de la Méditerranée. A 19 ans, le CV du Tchadien Mohamed Nour durant son périple libyen de 2018 à 2021 est impressionnant. Pourtant, «en Tunisie, c’est encore pire, assure-t-il, car on ne s’attendait pas à ces discriminations».
Lors de sa dernière tentative pour rejoindre l’Europe à l’été 2021, l’embarcation à la dérive de Mohamed Nour a été récupérée par les garde-côtes tunisiens. A terre, il est enregistré comme demandeur d’asile par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR). D’abord, le jeune homme savoure la liberté. En Tunisie, il n’est ni jeté en prison, ni vendu à des milices, comme c’est quasiment la norme en Libye. «A Bani Walid, à 170 km au sud de Tripoli, une milice libyenne a exigé 15 000 dinars [3100 francs environ] pour me libérer. Dans le camp de détention officiel de Zawiya, à 50 km à l’ouest de Tripoli, c’était 2000 dinars [415 francs].» C’était le prix à payer pour échapper aux cellules peu aérées où s’entassent des dizaines de migrants sur des matelas à même le sol, à l’insalubrité des toilettes et aux coups portés par les geôliers libyens.

Une impasse
Rien de tout ça à Zarzis, ville côtière tunisienne située à 80 km de la frontière libyenne. Mais il y a le reste: «Les Tunisiens pensent qu’on ne comprend pas l’arabe, raconte Mohamed Nour. Dans les cafés, ils nous traitent de «kahlouche» [injure pour qualifier un homme noir], même en nous servant. Ils nous disent de dégager quand ils ne nous agressent pas. Bien sûr, c’est moins violent qu’en Libye. Mais on pensait que la Tunisie serait le point de départ d’une nouvelle vie.» Le pays – qui n’offre ni cadre juridique clair, ni emploi – s’apparente plutôt à une impasse.

Mohamed Nour et quelque 200 contestataires ont organisé, le 7 février, un sit-in devant les bureaux du HCR à Zarzis pour exiger leur évacuation de Tunisie. Le 15 avril, gonflés d’une petite centaine d’autres, ils squattent la rue en bas du siège de l’organisation internationale à Tunis. Leur campement fait de bâches et de couvertures effraie les résidents du quartier huppé de Lac 1. En surplomb, dans son bureau, Laurent Raguin, le représentant adjoint du HCR en Tunisie, cache mal son impuissance: «Cela nous fend le cœur, car chacun d’entre eux se considère dans la catégorie des plus vulnérables, et c’est normal, concède-t-il. Mais il existe des profils encore plus vulnérables.»

Un travail harassant à 1 franc de l’heure
Avoir survécu à la Libye ne fait pas de ces migrants des favoris au statut de réfugiés. Jeune, sans enfant à charge et originaire d’un pays qui n’est pas en guerre, Mohamed Nour a une chance infime d’obtenir le statut de réfugié. Sur les quelque 10 000 demandeurs d’asile en Tunisie, seul un tiers a reçu le précieux statut. Et l’an dernier, seuls 76 de ces réfugiés ont été réinstallés dans un pays occidental, objectif ultime des demandeurs. Pour l’ONU, la Tunisie est un pays sûr, respectant les droits liés aux demandeurs d’asile et aux réfugiés. Les migrants économiques, les demandeurs d’asile et les réfugiés peuvent donc y refaire leur vie. L’affirmation fait rire jaune Abou Dhar, originaire du Darfour, au Soudan.
A 22 ans, il a été débarqué à Zarzis en décembre 2020 après une odyssée libyenne comparable à celle de Mohamed Nour. Obnubilé par son désir d’amasser de l’argent pour atteindre l’Europe avec ou sans carte de réfugiés en poche – «si je retourne au Darfour, je suis un homme mort. Je n’ai pas le temps d’attendre, ma famille a besoin d’argent» –, il a obtenu un travail dans une usine de transformation de poissons grâce à un partenaire du HCR. Mais le graal devient calvaire: «J’étais payé 3 dinars [1 franc] de l’heure pour 20 heures par jour sans repos. Si je prenais une pause, c’était retenu sur mon salaire. En Libye, tu peux ne pas être payé du tout, mais tu le sais. Mais là, c’est la Tunisie, c’est un travail validé par le HCR!»

«Les abus existent», concède Laurent Raguin. Pour calmer les tensions, le haut-commissariat a ouvert, le 6 juin, un centre provisoire à Raoued, au nord de Tunis. 170 grévistes ont pu y trouver un toit et être soignés contre la gale qui infestait le campement du Lac 1: «C’est bien, mais le mot d’ordre perdure: nous voulons l’évacuation», déclarent la centaine de protestataires encore dans la rue.
Mathieu Galtier Tunis
Source : letemps.ch

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