
Démonstration par l’absurde ou absurdités ?
Entre annonces de « progrès spectaculaires » et réalités socio-économiques souvent immuables, cet article de Debellahi ABDEL JELIL interroge – à la lumière de la démonstration par l’absurde – la crédibilité des discours politiques sur l’émergence en Afrique. À travers l’exemple mauritanien, il met en évidence le décalage persistant entre communication gouvernementale et vécu des populations.
Contexte
J’ai longtemps essayé de me convaincre du bien-fondé des déclarations tonitruantes de nos gouvernants africains quant à ce que leur sémantique tendancieuse décrit toujours comme des « réalisations grandioses », qualifie, parfois, de « décollage économique inédit » et, le plus souvent, présente en tant que « avancées spectaculaires » que connaitrait leur pays « ces dernières années ». Entendez bien, en filigrane, « depuis que nous sommes aux commande ».
Ces affirmations mirobolantes ne font pas l’unanimité car, pour bien des citoyens de nos pays et des observateurs avertis, le développement de nos pays n’avance pas comme il se devait.
Pour certains, il n’avancerait pas du tout, à telle enseigne qu’on penserait que si René Dumont ressuscitait aujourd’hui, il modifierait vraisemblablement le titre de son célèbre ouvrage paru en 1962 « L’Afrique noire est mal partie » en « L’Afrique n’est jamais partie ».
Dans ma recherche continu de conviction et de convaincant au sujet des appréciations ambivalentes évoquées tantôt, j’ai recouru à la notion de « démonstration par l’absurde » pour m’aider à savoir si les assertions de nos élites dirigeantes étaient fondées, ou bien, abuseraient-elles tout simplement de notre naïveté maladive et s’évertueraient elles à nous vendre des illusions de développement illustrées par absurdités.
Me sentant peu outillé pour utiliser à bon escient ce concept mathématique dont je me souviens vaguement du temps du Lycée Arabe de Nouakchott au tout début des années 80 du siècle dernier, j’ai fait appel aux services de l’Intelligence Artificielle. L’IA, c’est ainsi qu’on l’appelle communément, est un outil d’envahissante actualité et, apparemment, de grande efficacité et de singulière utilité, surtout pour les élites de nos pays qui, c’est un secret de Polichinelle, ont choisi de perfectionner leur malice et leur félonie, au lieu de développer leur intelligence native et intuitive.
Rappel conceptuel
La démonstration par l’absurde – ou raisonnement par contradiction – est l’une des méthodes les plus élégantes en mathématiques. Elle consiste à supposer vraie une proposition que l’on souhaite réfuter, puis à montrer que cette hypothèse conduit à une contradiction interne ou à une impossibilité logique. Dès lors, l’hypothèse initiale ne peut être vraie.
La force de cette méthode réside dans son caractère implacable : la contradiction n’est pas subjective, elle s’impose d’elle-même.
Transposée au domaine des politiques publiques, cette méthode offre un prisme particulièrement pertinent pour analyser certains discours officiels sur le développement en Afrique, notamment lorsqu’ils avancent des allégations de « progrès », « émergence » ou « transformation structurelle » qui peinent à s’aligner avec les réalités vécues par les populations.
Dans ce cadre, la question suivante devient féconde : Peut-on considérer certaines déclarations politiques comme des “démonstrations par absurdité”, au sens où leur prétendue validité ne tient qu’en niant ou en contredisant les faits observables ?
Analogies avec les politiques de développement
Les discours politiques, eux, ne suivent pas la rigueur mathématique. Mais l’analogie peut aider à comprendre certains décalages.
Imaginons l’assertion politique suivante :
A : “Le pays est en pleine émergence.”
Si cette affirmation était vraie, alors elle devrait logiquement impliquer un ensemble d’effets positifs cohérents :
• amélioration du niveau de vie,
• infrastructures fonctionnelles,
• gouvernance efficace,
• réduction significatives des disparités
• absence d’inégalités,
• services publics performants,
• indicateurs de développement humain en progression.
Or, si l’observation de terrain – chômage élevé, précarité persistante, services sociaux sous dimensionnés, déséquilibres régionaux, faible industrialisation – invalide plusieurs de ces implications, alors l’assertion A génère une contradiction.
Nous sommes donc face à une forme de pseudo-raisonnement par l’absurde dans laquelle :
• on affirme une hypothèse forte (« émergence »),
• mais la réalité empirique présente un ensemble contradictoire d’éléments qui affaiblissent cette affirmation.
Ce n’est pas une démonstration mathématique : c’est donc l’usage rhétorique d’un raisonnement qui s’effondre lorsqu’il rencontre la réalité.
Pour éclairer cette idée, nous prenons l’exemple de la Mauritanie, dont les trajectoires institutionnelles, économiques et sociales offrent un terrain d’analyse révélateur.
La Mauritanie comme étude de cas
La Mauritanie affiche, depuis deux décennies, des ambitions de développement fondées sur :
• l’exploitation des ressources (minerais, pêche, or, gisements offshore de gaz),
• de grands projets d’infrastructures,
• une volonté déclarée de modernisation des institutions et d’intégration économique régionale.
Cependant, si l’on applique l’analogie de la démonstration par l’absurde, il est possible de reformuler ainsi :
1. Si la Mauritanie était réellement en voie d’émergence, alors certaines contradictions structurelles devraient s’atténuer :
o disparités régionales marquées,
o dépendance à quelques secteurs extractifs,
o informalité dominante,
o fragilité du tissu productif,
o vulnérabilités sociales.
2. Si ces contradictions persistent ou s’aggravent, alors l’hypothèse “émergence” devient difficile à accepter comme proposition vraie.
Autrement dit, la réalité socio-économique agit comme une fonction de vérité : elle confirme ou infirme l’assertion politique.
Ce décalage n’annule pas l’existence de réels progrès qui peuvent exister dans des domaines précis (connectivité routière, projets d’énergie renouvelable, stabilisation macroéconomique, etc…). Cependant, il souligne que l’existence de progrès ponctuels ne suffit pas à démontrer l’émergence, au sens économique et structurel du terme.
Les risques d’une “démonstration par absurdité politique”
Qualifier des allégations de progrès de “démonstration par absurdité” peut signifier plusieurs choses :
1. Le risque de contradiction performative
Annoncer l’émergence alors que les indicateurs globaux stagnent peut entraîner une perte de crédibilité.
Comme en logique formelle, une contradiction affaiblit le système qui la produit.
2. Une construction narrative déconnectée des faits
Certains discours politiques fonctionnent comme des axiomes imposés : leur validation dépend moins de preuves que de répétition.
La contradiction factuelle est alors neutralisée, ignorée ou relativisée.
3. L’illusion du progrès
Si l’on affirme qu’un pays est “déjà émergent”, on peut perdre l’élan nécessaire pour mener les réformes structurelles indispensables.
4. Le brouillage de la responsabilité publique
Une démonstration par l’absurde utilisée implicitement peut créer un espace où aucun acteur n’est réellement comptable des résultats, puisqu’on affirme la conclusion avant de vérifier les prémisses.
Alors, peut-on parler de “démonstration par absurdité” ?
Oui, mais avec nuances.
Il ne s’agit pas d’une démonstration logique formelle. Les politiques publiques ne relèvent pas de la rigueur mathématique.
Cependant, on peut parler d’un usage discursif de l’absurdité, lorsque :
• les déclarations d’émergence sont contredites par des indicateurs et réalités vécues ;
• les contradictions sont non seulement visibles, mais systématiques, voire systémiques ;
• la narration politique persiste malgré l’évidence empirique contraire.
Dans ce cas, on pourrait dire que certaines affirmations politiques ne se maintiennent qu’au prix de l’absurde, c’est-à-dire en déniant ou en contournant des contradictions manifestes.
C’est précisément la force de l’analogie : elle révèle non pas la fausseté d’un discours, mais l’insuffisance logique qui le sous-tend.
Conclusion
Lier mathématiques et politiques publiques peut sembler audacieux, mais l’analogie fonctionne:
la démonstration par l’absurde met en lumière la tension entre discours de développement et réalité empirique.
En Mauritanie, comme ailleurs en Afrique, l’enjeu crucial n’est pas de nier les progrès, ni d’exagérer les retards, mais d’aligner les affirmations politiques sur des diagnostics cohérents, afin d’éviter que l’absurde ne devienne un mode de gouvernance du réel.
Aussi, s’inscrire dans la durabilité devrait nous éviter l’amalgame entre le développement d’urgence et l’urgence du développement. Edgar Morin dit que « à force de consacrer l’essentiel à l’urgence, on finit par sacrifier l’urgence de l’essentiel ».
Il est peut-être grand temps pour nos élites de savoir concilier l’essentiel et le décisif.
Debellahi ABDEL JELIL
Consultant International
Nouakchott le 21/11/2025



