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Chapitre 7 : La grande migration

Chapitre 7 : La grande migration

La mer n’a pas de mémoire. Mais ici, tout le monde se souvient.

À Nouakchott, les départs ne sont plus des événements.
Ils sont devenus une routine. Une respiration inversée.
Chaque semaine, un garçon disparaît. Une fille s’évanouit. Un groupe d’amis quitte un quartier à l’aube, sac léger, regard tourné vers l’ouest.

On dit : « Ils sont partis aux Canaries. »

Mais ce que l’on tait, c’est qu’ils sont partis sans certitude de revenir.

Le port de Nouadhibou, jadis point de commerce, est devenu point de passage.
Pas officiel. Pas reconnu. Mais connu de tous.

Les passeurs ne crient pas dans les rues.
Ils chuchotent. Ils recrutent dans les mosquées, dans les cybercafés, sur WhatsApp.

Ils promettent des places sur des pirogues en bois, des trajets “rapides”, une arrivée “garantie”.
Ils montrent des vidéos de jeunes déjà arrivés. Sourires filtrés. Selfies sur des plages espagnoles.

Mais ils ne montrent pas ceux qui ne sont jamais sortis de l’eau.

Mohamed, 22 ans, a tenté deux fois.

La première, ils ont été interceptés par les garde-côtes à moins de 30 km des côtes.
La deuxième, la pirogue a dérivé trois jours. Ils ont failli mourir de soif.

Il est revenu plus maigre, plus silencieux.
Mais il dit qu’il repartira.

« Ici, je suis un fantôme. Là-bas, au moins, je serai un homme invisible, mais ailleurs. »

Sa mère ne dit rien. Elle a déjà perdu deux neveux dans la mer.
Elle pleure, le soir, discrètement.
Pas pour le retenir.
Mais pour se préparer.

La mer, elle, ne fait pas de différence.
Elle avale les désespérés comme les ambitieux.
Elle garde les noms dans ses profondeurs.
Elle recrache parfois un sac, une chaussure, un morceau de bois.

Sur le sable de Cansado, les enfants jouent avec ces restes, sans savoir ce qu’ils portent.

Dans les quartiers périphériques, les jeunes se préparent au départ comme on prépare un mariage.
On économise. On ment à sa famille. On vend un téléphone. On emprunte.

Il faut réunir entre 300 000 et 700 000 ouguiyas.
Certains vendent leur scooter. D’autres leur dignité.

Mais ce qu’ils cherchent à vendre, en réalité, c’est leur place ici.
Car elle n’existe plus.

Zein a vu cela de loin.
De trop loin.

Il pensait, comme beaucoup, que cette jeunesse partirait, puis reviendrait. Qu’elle comprendrait.
Mais il s’est trompé.

Ce n’est pas une fugue. C’est une rupture.

Les jeunes ne veulent plus fuir la misère.
Ils veulent fuir le silence, le poids, l’immobilité, les murs invisibles.

Ils veulent exister ailleurs.

Dans une salle d’attente d’un centre de santé de Nouakchott, Mariem, 38 ans, attend des nouvelles de son fils.

« Il m’a juste dit : “Je t’aime. Et je pars.” Je n’ai même pas eu le temps de lui préparer un repas. »

Elle ne sait pas nager.
Mais elle regarde la mer, tous les soirs, comme on guette un miracle.

Elle espère une photo. Un message. Une voix.
Même un refus.
Quelque chose.

Mais rien ne vient.

Et dans ce silence, elle commence à comprendre ce que signifie vraiment “partir”.

Ce chapitre migratoire n’est pas une épidémie.
C’est une fièvre chronique.
Elle monte et descend, au rythme des saisons, des prix, des nouvelles.

Un jour, la mer est calme.
Et les passeurs promettent.

Un autre, un naufrage frappe l’actualité.
Et le pays se tait.

Dans son jardin, Zein lit le journal.
Il tombe sur un encart minuscule :

« 36 jeunes Mauritaniens interceptés au large de Tenerife. »

Aucun nom. Aucune image.
Juste un chiffre.
Un chiffre qui pourrait être son fils. Son neveu. Son voisin.

Il replie le journal.
Il regarde le ciel.

Et il murmure :

« Si même la mer devient une terre promise… alors que reste-t-il à ceux qui restent ? »

Lire aussi : Chapitre 6 : La déchirure

Chapitre 8 : Rester ou partir ?

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