Chapitre 5 : L’individu roi
Chapitre 5 : L’individu roi
Il fut un temps où “je” se disait avec pudeur.
Dire “je” à Nouakchott, c’était presque une faute.
On disait nous, on disait la tribu, on disait le quartier, on disait le sang, les cousins, la famille étendue.
Le “je” n’était qu’un maillon dans une chaîne plus vaste. Une voix parmi les autres.
Mais les temps ont changé. Et désormais, le “je” se proclame. Fort. Sûr de lui. Parfois arrogant.
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Ils sont nombreux, désormais, à refuser l’héritage collectif.
Les jeunes, surtout. Nés entre deux siècles, élevés entre traditions enracinées et tentations numériques.
Ils ne veulent plus attendre leur tour.
Ils veulent exister tout de suite. Briller. Voyager. Réussir.
Et surtout : se démarquer.
À Nouakchott, cela commence souvent par un détail.
Un prénom affiché sur un profil. Une coiffure hors norme. Une façon de parler français sans accent. Un refus de porter le melhfa ou la daraa. Un mot en anglais dans la bouche d’un enfant de Dar Naïm.
C’est discret, mais c’est radical.
C’est le refus de se fondre, de représenter, de répéter.
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Dans un petit salon de coiffure à Arafat, une jeune femme nommée Mouna explique :
— « Moi, je ne veux pas vivre comme ma mère. Mariée à 18 ans. Maman de six enfants à 28. Toujours à demander pour un sac de riz. Moi, je veux ma propre boutique. Mon propre nom. »
Elle parle vite, les yeux vifs, les mains pleines de gestes. Elle n’a pas encore vingt ans, mais elle sait exactement ce qu’elle ne veut plus.
Autour d’elle, des clientes acquiescent en silence.
Elles ne disent pas “je suis d’accord”, mais leurs regards le disent : l’époque change.
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À Tevragh Zeina, chez les plus aisés, l’individualisme prend d’autres formes.
On vit derrière des murs épais, des caméras, des portails à distance.
On dîne en famille, mais chacun avec son téléphone.
On parle peu. On partage peu.
On publie plus qu’on ne se confie.
Un jeune ingénieur, diplômé d’une grande école tunisiènne, confie :
— « Ici, si tu veux avancer, tu dois te débrouiller. Les gens t’applaudissent quand tu réussis, mais personne ne te pousse. On est seul. Et c’est mieux comme ça. »
—
Ce “mieux comme ça” est devenu un mantra urbain.
La tribu est devenue un fardeau.
La solidarité, une menace d’exploitation.
Le collectif, un frein.
On évite les questions. On fuit les responsabilités familiales. On rêve de petits appartements, de vies à deux, de mariages d’amour et de carrières personnelles.
Même la religion, parfois, devient individuelle : on prie seul, on lit seul, on pense sa foi sans médiateur.
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Zein, de son côté, regardait cela comme un naufrage culturel.
Dans les journaux, il lisait des tribunes de jeunes diplômés critiquant le “poids des anciens”. Sur les réseaux sociaux, il tombait sur des vidéos de Mauritaniens vivant à Paris, à Berlin, à Montréal, vantant la liberté, la réussite, l’indépendance.
Il ne comprenait pas.
— « Ont-ils oublié d’où ils viennent ? », répétait-il.
Mais il ne se rendait pas compte que lui-même était devenu une figure du passé, une statue de sel que les jeunes évitaient par instinct, non par malveillance.
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L’individu roi ne détruit pas forcément.
Il choisit.
Et dans ses choix, il bouscule des siècles de hiérarchie.
Il dit non à l’oncle autoritaire.
Il dit non à la cousine imposée.
Il dit non à l’exil imposé.
Il dit non aux dettes tribales.
Il dit oui à une chambre à lui, à un métier libre, à un avenir qu’il écrit seul, même si c’est avec une craie fragile.
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Mais ce roi-là est souvent mal armé.
Car être seul, dans une ville où tout s’est toujours décidé à plusieurs, c’est aussi affronter les tempêtes sans abri.
Les hôpitaux pleins. Les loyers chers. Les familles coupées.
Et surtout : le vide affectif.
Un influenceur de Nouakchott l’a écrit un jour sur sa page, entre deux photos sponsorisées :
« On a échappé aux chaînes. Mais on est en train de mourir de solitude. »
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Ce chapitre du “je roi” ne s’écrit pas encore en lettres définitives.
Il vacille. Il se cherche.
Mais il avance.
Et nul ne sait si ce nouveau “je” saura encore tendre la main quand le plat reviendra au centre de la natte.
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