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Chapitre 3 : Les failles

Les failles
Ce n’est jamais une fissure nette. C’est une lente érosion.

Les failles ne surgissent pas comme des cris. Elles murmurent d’abord. Elles rampent sous la peau des murs, entre les mots d’un imam, dans les silences prolongés autour d’un plat. Elles sont comme les sables du désert qui s’infiltrent partout : sous les portes fermées, dans les narines, dans les poches vides, dans les cœurs serrés.

À Nouakchott, cette année-là, les failles étaient partout.
Mais personne n’osait les nommer.

Dans les quartiers périphériques, la vie continuait. Pas joyeusement, mais mécaniquement.

À Tarhil, les écoles publiques tenaient debout avec trois craies, deux bancs branlants et un directeur qui n’avait pas été payé depuis quatre mois. À El Mina, les femmes se relevaient à cinq heures pour vendre du thé et des beignets, espérant ramener assez de quoi faire cuire un peu de mil au soir. À Dar Naïm, les pères disparaissaient parfois plusieurs jours, partis chercher du travail au port, à l’aéroport, n’importe où.

Et pendant ce temps, le prix du sucre avait doublé. Celui du riz aussi. Le gaz, introuvable. L’électricité, capricieuse. L’eau, vendue par baril à ceux qui n’avaient pas le luxe d’un robinet.

Une vieille femme, nommée M’Barka, résumait la situation avec un rire sans dents :

« Avant, on disait que Zein donnait. Maintenant, on dit : qui peut encore donner ? »

Ce n’est pas que la ville avait changé.
C’est que le lien s’était détendu. Le tissu social, autrefois épais comme un tapis de prière tissé à la main, s’effilochait fil par fil. On ne regardait plus l’autre comme un frère, mais comme un possible poids. Une menace. Une charge.

La crise, disent certains.
Mais quelle crise ?
Il y en avait eu tant : politiques, économiques, sanitaires, climatiques, morales.

Non, ce n’était pas une crise.
C’était une fatigue du lien.

Zein le sentait, sans l’avouer.

Lui qui avait autrefois fait sa force de son réseau — tribu, fraction, famille, employés, serviteurs, partisans — voyait les fils se casser un à un. Certains ne venaient plus aux réunions de vendredi. D’autres lui écrivaient à peine. On ne passait plus à la maison sans prévenir.

Un jour, son propre neveu, pourtant élevé dans sa maison, lui refusa une faveur.

« Je ne peux pas t’aider, mon oncle. Moi aussi, j’essaie juste de m’en sortir. »

Ce fut comme un coup dans la poitrine. Mais Zein, fier, ne dit rien. Il hocha la tête et s’enferma dans son bureau, là où le silence avait encore des murs.

La société s’individualisait.
Les jeunes ne croyaient plus au collectif. Le mot tribu les faisait sourire. Le mot partage les faisait soupirer.

Ils parlaient d’opportunités, d’expatriation, de réussite personnelle. Ils voulaient être influenceurs, traders en ligne, artistes solitaires. Ils ne voulaient pas porter sur leur dos les erreurs d’un grand-père, les dettes d’un cousin ou les jalousies d’un voisin.
Ils voulaient être seuls.
Mais libres.

Zein, lui, oscillait.
Entre deux mondes. Deux temporalités.

Dans le premier, il était un pilier. Un point de repère.
Dans le second, il devenait un homme inutile, riche mais déconnecté, puissant mais vidé de son utilité.

Il commença à s’absenter des cérémonies de condoléances. À refuser les demandes d’aide. À ignorer les messages WhatsApp trop insistants. Il disait que c’était pour se préserver. Mais au fond, c’était pour ne plus avoir à constater l’érosion de ce qui avait fait de lui un homme.

Et pendant ce temps, la ville sombrait dans une violence silencieuse.

Pas celle qu’on entend dans les fusillades ou les explosions. Non.
Une violence plus intime, plus grave.

Des femmes battues et réduites au silence.
Des enfants maltraités ou vendus.
Des jeunes livrés aux réseaux de passeurs, rêvant de l’Europe comme d’un Eldorado désespéré.

Les commissariats étaient pleins de plaintes qu’on ne lisait pas.
Les hôpitaux débordaient de corps fatigués.
Et les rues, la nuit, devenaient le théâtre d’ombres sans repères.

Khadijetou, la veuve du chapitre précédent, fut retrouvée un soir évanouie devant sa maison, le ventre vide, les yeux perdus.
Personne ne s’en étonna.
Quelqu’un dit :

« Elle n’a pas de fils. »
Un autre ajouta :
« Elle aurait dû se remarier. »

Et la vie continua.

C’est ainsi que les failles s’installèrent.
D’abord invisibles. Puis tolérées. Enfin, banalisées.

Zein, désormais seul à sa table, regardait le jardin qu’il avait fait planter à grands frais.
Les fleurs s’étiolaient.
Mais il refusait de les arroser.

« Qu’elles apprennent à pousser seules », dit-il un jour à sa femme.
Elle ne répondit pas.

Elle savait, elle, que même la plus belle graine ne pousse pas sans main tendue.

Lire aussi : Chapitre 2
Le Repas aux Mille Manches

Chapitre 4 : Zein, l’homme qui se détache

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