Sur la route de Rosso Mauritanie

Sur la route de Rosso

Par Mohamed Baba
Depuis quelques mois, je m’étais juré de ne plus prendre d’auto-stoppeur. La dizaine de chenapans que je ramassais tous les matins sur la route, entre le PK10 et la ville de Rosso, a eu raison de ma bonté et de mon adhésion, jusque-là inconditionnelle, au principe du covoiturage. Trop mal élevés. Sans-gênes et sans manières. Mais là, à la sortie de Tiguent en direction de Rosso, je n’ai pu résister. Dans mon rétroviseur, je voyais la voiture qui s’arrêtait, faisait marche arrière et chargeait le couple posté sur le bas-côté que j’avais délibérément ignoré. Un remords me prit à la gorge, vite calmé, deux dunes plus loin, par cette dame qui essayait de maintenir près de son corps, tant bien que mal, les pans de sa Malhefa tout an balayant l’air d’un bras insistant en signe de demande de covoiturage. Elle demandait à se rendre à l’hôpital de PK7 pour rendre visite à un membre de sa famille récemment hospitalisé.

Le cordon de bitume déroulait ses convolutions devant nous. De part et d’autre de la route, les dunes blanches et ocres se couvraient d’un tapis bas d’acacias nains dont émergent par endroit de grands dattiers du désert appelés ici Teychet. À côté, la dame s’est emmitouflée dans sa Malhefa. Elle semble gênée par le flux de la climatisation et murmurait ce que je pris pour des prières du voyageur.

Voici le hameau d’El Khawara avec sa mosquée, son grand acacia faiderbia (Eyvrar), certainement multi centenaire, et sa série de ralentisseurs dépourvus du moindre panneau pré indicateur. Vient plus loin le village de Tiguimathine immortalisé dans la poésie maure par l’évocation de la dune d’Ahmed Dine. Suivent d’autres lieux-dits, dont l’ancien Mahsar des émirs du Trarza, le carrefour de Ouwevia, le village de l’actuel Premier Ministre, Bombri…

Toutes ces localités sont précédées ou suivies d’un check-point d’un corps militaire ou assimilé. Il y avait là les fameux et récents Massaghir du nom du général qui les a créés, Mesgharou. Il s’agit du Groupement Général pour la Sécurité Routière. Composé de très jeunes recrues, très souvent imberbes, chargées de veiller au respect, par les automobilistes, des consignes de sécurité. Ils peinent à rester dans la limite de leur mandat. Gare à celui qui ne marque pas le stop à deux cents mètres de leur barrage. Non seulement, on se doit de s’arrêter au panneau, mais on doit y rester jusqu’à obtenir l’autorisation d’avancer. Il y avait là aussi la gendarmerie, la police de l’environnement, la douane, l’Autorité de Régulation et bien sûr, à l’entrée des agglomérations importantes, la police nationale. Les contrôles portent sur les papiers de la voiture, l’identité du conducteur, sa destination et sa provenance. Jamais sur l’état des pneumatiques, l’éclairage, les freins… Rarement sur la ceinture de sécurité. Ces contrôles peuvent prendre plus ou moins longtemps en fonction de la nature du véhicule et de l’identité de ses passagers. Le record est, sans doute, détenu par les voitures de transport en commun chargées de passagers négro-africains.
En face, le flot de voitures commence à se densifier. La nuit tombe vite sur cette plaine des contreforts de la Chemama. Rares sont les automobilistes qui appliquent le code de la route dans son chapitre sur les éclairages. Souvent, les feux de croisement sont défaillants obligeant l’automobiliste à utiliser ses feux de route en continu. Mais certains conducteurs, notamment les camionneurs, n’hésitent pas à attendre le dernier moment avant de vous croiser pour lâcher sur vous des projecteurs survoltés, juste pour le plaisir sadique de vous éblouir.
Perdu dans mes réflexions sur la nécessaire réforme des règles de croisement sur les routes de Mauritanie, je n’ai eu le temps de voir les longues pattes dans lesquelles je viens de m’enfoncer. Même à la vitesse modérée à laquelle nous roulions, le choc fut impressionnant. Pendant plusieurs secondes, je ne voyais plus que cette masse de peau et de poils ras et roux qui gisait sur mon pare-brise. La tête ensanglantée de la bête était là, juste à la hauteur de mes yeux. J’ai dû me cramponner le volant pour éviter l’embardée et réussi à sortir de la route pour m’arrêter sur le bas-côté sablonneux. La chamelle a dû être éjectée par le lourd 4X4 sur l’autre côté du bitume.
Machinalement, je portai ma main à mon front pour essuyer la poudre de verre projetée par l’impact. A côté, le siège du passager était déjà vide. Regardant avec inquiétude par la fenêtre, je vis ma passagère assise sur la dune et visiblement indemne. Ses prières redoublaient d’intensité au point qu’elle ne me répondit pas immédiatement quand je lui demandais si tout allait bien. Je me sortis du véhicule, le contournai pour aller la rejoindre et m’assurer de son état. Visiblement, nous avons été, tous les deux, protégés par la structure avec feuillet du pare-brise. La bête, une belle chamelle primo gestante, avait surgi de derrière un bosquet au sommet de la dune. Il n’y avait aucune possibilité pour moi de l’éviter.
Rapidement, plusieurs véhicules se sont arrêtés à notre niveau, tous feux de détresse allumés. Après s’être rassurés sur nos états de santé, les badauds nous ont suivis pour s’attrouper autour de la chamelle. Gisant de son long corps sur le bitume, elle donnait des coups de pattes dans l’air et essayait, dans un ultime effort, de relever la tête.
– Il faut la « piquer », lança quelqu’un.
– Un couteau, un couteau, quelqu’un a-t-il un couteau ?
« Piquer » la bête agonisante, c’est lui planter un couteau à la base du cou en prenant soin de bien sectionner artères et veines. L’acte requiert dextérité et sang froid, mais aussi la maîtrise des formules rituelles consacrées par la religion. De la qualité de son exécution dépendra le statut des deux cents kilogrammes de viande rouge que porte la gisante, halal ou haram. Deux groupes se sont spontanément constitués. Le premier s’est chargé de « piquer » la chamelle et le second de l’inspecter pour relever les marques, posées au fer, qui en identifieraient le propriétaire.
De mon côté, commençant à me remettre de mes émotions, je recrutai des volontaires pour m’aider à tirer la chamelle hors de la route pour limiter le risque de sur-accident. Évitant de recevoir un coup de patte, nous sommes arrivés, à quatre, à la faire basculer sur le flanc en même temps que le « piqueur » lui tranchait les carotides. Un flot de sang chaud et mousseux nous éclaboussa. Après un dernier, râle, la bête laissa tomber sa lourde tête sur le goudron.
Le groupe de limiers en reconnaissance cameline n’a pas, lui non plus, perdu son temps. Une lettre « B » en arabe était grossièrement tracée sur le flanc. Un rond et une croix, partiellement brouillés par le sang coagulé, étaient reconnaissables sur le cou. Largement suffisant, pour qu’un vieux monsieur à la barbe blanche hasardât un nom et une localité. Un véhicule sortit du groupe, s’enfonça dans les dunes et, dix minutes plus tard, un septuagénaire au visage osseux, vêtu d’un court boubou bleu que retient à la taille une large ceinture en cuir et armé d’une fine baguette en bois, se présentait à nous.
– C’est bien notre chamelle. C’est bien Sfeyra, répétait-il comme dans une oraison funèbre ou une prière des morts. Mais, précise-t-il en s’adressant à moi, je rends grâce à Allah tout-puissant pour avoir limité les dégâts à la mort de cette pauvre bête et le remercie pour vous avoir épargnés vous et votre passagère. C’était une belle chamelle, m’beker (n’a mis bas qu’une seule fois). Mais Allah est grand pour vous avoir épargnés.
L’allusion à l’âge et à la qualité de la chamelle n’a échappé à personne. J’ai compris que la négociation est lancée.
– Je ne pouvais vraiment pas éviter la collusion. C’était déjà la nuit et la chamelle était au milieu de la route. En face, les phares des voitures m’éblouissaient.
Quelqu’un de la dizaine de personnes qui étaient restées sur le lieu de l’accident intervint :
– il faudra évaluer la valeur de la chamelle, estimer les coûts des réparations à faire sur le véhicule et trouver un boucher capable de nous dire, à peu près, ce qu’il est possible de tirer de la carcasse de l’animal.
Mais le chamelier était déjà accroupi devant la carcasse, la main fouillant dans la plaie ouverte à la base du cou de la bête.
– À mon avis, dit-il en essuyant sa main sanguinolente sur la toison rousse de l’animal, le travail a été bâclé ; la gorge n’a pas été tranchée comme il se devait et cette viande n’est pas bonne à la consommation.
Dans ma tête, deux cents kilogrammes de viande rouge viennent de voir leur valeur plonger vers zéro.
– Faites venir un boucher pour trancher cette question, proposa quelqu’un.
Trente minutes plus tard, le boucher du hameau voisin, tout en rappelant qu’il n’était pas jurisconsulte, confirmait les déclarations du chamelier. S’en suit une discussion très animée opposant adeptes de la simplification qui demandent à ce que l’on s’en tienne à l’esprit de la Charia aux rigoristes qui préviennent contre le risque de consommer de la viande de cadavre. Un membre du premier groupe rappela que la jurisprudence de la bête tombée dans un puits doit s’appliquer ici. Cette jurisprudence voudrait que la carcasse d’une chamelle tombée dans un puits devienne halal pourvu que quelqu’un la « pique » n’importe où sur son corps. Pas besoin de lui trancher la gorge. On lui réplique, dans l’autre camp, que dans ce cas précis, la viande est halal parce qu’on ne pouvait pas atteindre la gorge de l’animal, ce qui n’est pas le cas dans la situation qui nous préoccupe ici.
– A combien évaluez-vous votre chamelle, demandai-je directement au chamelier ?
– Si j’avais à vendre cette belle chamelle qui sort de sa première gestation, j’en demanderais trois cent mille ouguiyas. Mais je me remets au jugement de cette assemblée de Musulmans adultes et responsables. Si la majorité décide qu’elle ne valait que cent ouguiyas, je l’accepterai sans hésiter.
– J’apprécie votre bonté, répondis-je. De mon côté, je laisserai l’assemblée, qui est composée de conducteurs et/ou de propriétaire de Hilux, évaluer les coûts du remorquage et de la réparation de mon véhicule. Il est vrai que personne ne pourrait vous accuser d’avoir laissé divaguer exprès votre chamelle.
– Il est tout aussi vrai que personne ne pourrait vous accuser d’avoir fait exprès de percuter ma chamelle. De mon côté, on ne peut, quand même pas, me demander d’enfermer mes bêtes alors que les arbres constituent la seule nourriture disponible pour elles.
Sur ces entrefaites, une heure et demie après l’accident, arrivent deux gendarmes en voiture banalisée qui pourrait être soit un taxi soit un véhicule « emprunté » auprès d’un automobiliste en délicatesse avec le règlement. Ils nous demandent, au chamelier et à moi, de nous isoler avec eux.
Après avoir relevé nos noms, prénoms et fonctions, le plus gradé des deux représentants de la loi nous dit :
– vous êtes tous les deux de bons musulmans. Ce qui vous arrive est monnaie courante sur ce tronçon de cette route. Les automobilistes roulent trop vite et sont souvent éblouis par les phares des voitures venant d’en face. Les éleveurs laissent tout le temps leurs animaux divaguer et traverser la route sans aucun égard aux dangers qu’ils font courir aux usagers. Monsieur, en s’adressant à moi, je suppose que votre assurance est à jour ?
– Tout à fait, Monsieur, l’Agent, répondis-je.
– Je voudrais préciser, s’empressa de dire le chamelier, que Monsieur n’a, à aucun moment, évoqué cette question d’assurance, ce que j’ai beaucoup apprécié de sa part. En effet, il aurait pu exhiber son assurance et me demander d’aller me dépatouiller avec elle. A la place, il a accepté qu’on discute entre Musulmans en se référant et en prenant à témoin l’assemblée qui nous entoure. D’ailleurs, si vous n’étiez pas déjà là, nous n’aurions pas eu besoin de gendarmes.
– Effectivement, vous avez le choix entre deux alternatives : soit le constat soit l’arrangement à l’amiable. Mais dans l’un et l’autre des cas, vous avez besoin de nous. L’accident s’est déroulé sur la voie publique et doit faire l’objet d’un procès-verbal dressé par une autorité publique. Nous avons été informés de l’accident cinq minutes après sa survenue, mais une question de compétence territoriale a retardé notre intervention. Vous êtes ici à la limite entre deux zones d’intervention de la gendarmerie nationale, celle de Rosso et celle de Kermecène. Vous connaissez sans doute, l’un et l’autre, le niveau de remboursement appliqué par les sociétés d’assurance chez nous. Je ne puis donc vous conseiller cette voie. Reste l’arrangement amiable. D’un côté, il y a un véhicule pratiquement mis hors d’usage. De l’autre côté, une belle chamelle va manquer à l’appel ce soir. Entre les deux, il y a une carcasse qu’il est possible de valoriser.
À l’évocation de la viande, le chamelier se racla la gorge avec assistance :
– je crains, malheureusement Monsieur le gendarme, que la carcasse ne soit qu’un cadavre, impropre à la consommation pour cause de non-respect du rituel de mise à mort recommandé par notre sainte religion.
Pour couper court aux discussions que je sentais longues et pénibles, je hasardai une proposition concrète :
– J’accepte, m’adressant aussi bien au chamelier qu’aux deux gendarmes, de régler cette affaire à l’amiable et propose de dédommager notre ami à hauteur de cent mille ouguiyas. Je tiens compte dans cette proposition des dégâts subis par mon véhicule et du fait de la perte, maintenant avérée, de la carcasse de la chamelle.
– À mon tour, j’accepte cette proposition généreuse et remercie devant vous ce monsieur dont la grandeur de l’âme n’a d’égale que la noblesse de son extraction.
Appuyé sur le capot de la voiture de prêt qu’ils ont utilisée pour venir jusqu’à nous et à l’écart de la petite foule de badauds qui continue à s’affairer autour de la gisante, le moins gradé des gendarmes s’appliquait à rédiger, sur une feuille arrachée à un cahier d’écolier et sous la dictée de son supérieur, nos deux dépositions.
Trois heures après l’accident, s’arrêtant tous les cinq kilomètres pour compléter le niveau d’eau du radiateur, je rentrai au PK10 au volant de ce qui restait de ma voiture, escorté par un ami que je fis venir de Rosso.
Quatre jours plus tard, installé à l’avant d’un minicar de transport en commun, je refaisais le trajet dans l’autre sens pour aller récupérer ma voiture que j’avais fait remorquer trois jours auparavant pour être réparée à Nouakchott. À la hauteur du lieu de l’accident, le sang avait séché sur le bitume, mais plus aucune trace de la lourde carcasse de la chamelle !

Mohamed Baba

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