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Sahel : « Les atrocités commises par des militaires favorisent le recrutement par les groupes armés »

Corinne Dufka, directrice Afrique de l’Ouest de Human Rights Watch, appelle les bailleurs de fonds à dénoncer les violations perpétrées par les forces de sécurité.

Des soldats burkinabés patrouillent dans le nord du pays, le 3 février 2020.
Des soldats burkinabés patrouillent dans le nord du pays, le 3 février 2020. OLYMPIA DE MAISMONT / AFP

Tribune. Dans la région ouest-africaine du Sahel, depuis au moins 2015, les attaques commises par des groupes armés islamistes contre des villages, des marchés, des restaurants, des convois et des églises ont fait couler le sang, contribué au déplacement forcé de plus d’un million de personnes et infligé un revers aux progrès accomplis en matière de santé et d’éducation.

La France, les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) soutiennent depuis des années à la fois la lutte contre ces groupes et l’aide humanitaire dans cette région, à travers un appui à des opérations militaires, l’aide au développement et une opération de maintien de la paix des Nations unies.

Pourtant, ces efforts n’ont pas permis de stopper la progression de ces groupes armés, responsables de graves abus et dont les attaques se sont récemment étendues jusqu’à la Côte d’Ivoire. A l’occasion, mardi 30 juin, du sommet du G5 Sahel à Nouakchott en présence d’Emmanuel Macron et de la réunion de la Coalition Sahel, les pays qui financent ces efforts seraient bien avisés de se demander pourquoi.

Depuis plus d’une décennie, je documente l’expansion des groupes armés islamistes en Afrique de l’Ouest. Affiliés à la fois à Al-Qaïda et à l’Etat islamique (EI), ces groupes, pour recruter de nouveaux combattants, commencent par exploiter le mécontentement des habitants vis-à-vis de la corruption au sein de leurs gouvernements respectifs, mais aussi vis-à-vis du banditisme et des rivalités autour de l’accès aux terres et à l’eau.

Mais des dizaines de leaders communautaires et de chefs de village, ainsi que des islamistes armés, m’ont confié qu’avant toute chose, c’est pour se venger des exécutions extrajudiciaires et autres exactions commises par les militaires et les milices progouvernementales que de nouvelles recrues rejoignent les rangs islamistes. Autrement dit, les atrocités commises par des militaires favorisent le recrutement par les groupes armés.

Un silence honteux et gênant

Depuis 2012, la menace armée islamiste au Sahel a donné lieu à de vastes opérations militaires menées par les armées du Mali, du Niger et du Burkina Faso, ainsi que par les militaires français, soutenus par les Etats-Unis et par la force régionale du G5 Sahel. Les déploiements d’une force de 3 000 soldats de l’Union africaine (UA) et de l’opération « Takouba », qui serait constituée de 400 membres des forces spéciales européennes, sont à l’étude.

Parallèlement, des millions de dollars et d’euros continuent d’affluer pour lutter contre le sous-développement chronique, garantir une aide humanitaire et financer l’opération de maintien de la paix des Nations unies au Mali, considérée comme la plus dangereuse au monde.

Pourtant, alors que les opérations militaires ont permis de « neutraliser » des centaines d’islamistes armés, ceux-ci continuent de lancer des attaques violentes et complexes dans lesquelles des centaines de soldats ont trouvé la mort. Ces attaques, ainsi que les photos d’armes, de munitions et de véhicules blindés pillés dans des bases militaires, ont choqué les gouvernements et leurs partenaires.

Pourquoi tant d’hommes quittent-ils leurs villages pour rejoindre ces groupes ? Un jeune homme du nord du Burkina m’a envoyé un texto après l’exécution par des militaires, en 2018, de son père de 78 ans, « retrouvé en bordure du chemin avec deux balles dans la tête ». Quelques semaines plus tard, n’ayant pu joindre le fils, un membre de sa famille m’a expliqué : « Il est parti vers le nord, où il est entraîné par l’EI, tout comme ses deux frères et des cousins. » Selon mes sources, il a depuis participé à des attaques menées contre des soldats et des civils.

Les gouvernements, l’UE et l’ONU, qui dénoncent régulièrement et à juste titre les atrocités commises par des islamistes armés, ont globalement gardé un silence honteux et gênant sur les abus perpétrés par les forces de sécurité, malgré de nombreuses allégations crédibles portées contre elles. Cette attitude timorée a non seulement semblé enhardir les forces gouvernementales mises en cause, mais a aussi déçu les victimes et les militants de la société civile.

« Ils prennent les armes pour se venger »

Le meurtre du père du jeune homme évoqué plus haut figure parmi les centaines qui sont perpétrés par les forces de sécurité au Sahel et que j’ai documentés depuis 2015. En avril, les forces de sécurité du Burkina auraient exécuté 31 hommes à Djibo. Et en juin, celles du Mali ont été accusées d’avoir tué 43 villageois.

Ces meurtres constituent des crimes de guerre, que les hommes exécutés aient soutenu les islamistes armés ou non : ils ont tous été vus pour la dernière fois sous la garde des forces nationales de sécurité et retrouvés quelques heures plus tard une balle dans la tête ou la poitrine. Nombre de ces meurtres ont été commis dans la foulée de pertes infligées à l’armée par les combattants islamistes.

Je connais plus de quinze hommes, au Burkina et au Mali, qui ont rejoint les rangs des islamistes armés après l’exécution d’un proche par les forces de sécurité. « Ce n’est pas par conviction religieuse qu’ils prennent les armes, c’est plutôt pour se venger », m’a confié un aîné burkinabé. « Ce qui les pousse, ce n’est pas seulement la colère, mais aussi la peur de finir eux-mêmes avec une balle dans la tête », a déclaré un berger du centre du Mali.

Un homme originaire du nord du Burkina, qui a rejoint l’un des groupes armés en 2019 après un massacre de seize villageois par les forces gouvernementales, m’a dit : « Nous avions peur des djihadistes, mais une fois que vous avez perdu votre enfant ou vos amis, vous prenez les armes puisqu’il n’y a plus de joie dans votre vie. » De nombreux villageois citent l’exécution d’aînés, y compris de chefs religieux respectés, comme facteur de recrutement : « Lorsque les soldats tuent le chef de famille, ils jettent pour ainsi dire ses fils et ses neveux dans les bras des barbus aux pantalons courts qui se cachent dans la brousse », résume un villageois.

Il y a quelques mois, une femme qui avait été enlevée et détenue pendant des mois par des islamistes armés au Sahel a décrit leur stratégie de recrutement, dont elle a eu connaissance en entendant des conversations dans leur camp. « Le commandant djihadiste parlait constamment des abus perpétrés par l’armée », m’a-t-elle relaté.

Des promesses d’enquêtes sans lendemain

Les bailleurs de fonds de la lutte antiterroriste au Sahel devraient dénoncer ouvertement les violations commises par les forces de sécurité et le manque chronique de suites données à des promesses d’enquêtes. Ils devraient également accroître leur soutien aux appareils judiciaires et aux dispositifs de justice militaire longtemps négligés.

Dans la mesure où tant d’atrocités commises par l’armée semblent l’être en représailles à la mort de soldats – ce que la hiérarchie militaire devrait empêcher –, les gouvernements concernés devraient faire pression pour améliorer la chaîne de commandement et davantage encadrer les unités déployées aux avant-postes, soutenir le déploiement de membres de gendarmeries prévôtales chargés de garantir la discipline dans le cadre des opérations militaires et veiller à ce que les soldats reçoivent un soutien médical et psychologique adéquat.

Les gouvernements de la région du Sahel sont confrontés à une menace réelle, alors que les attaques des groupes armés islamistes contre les civils augmentent et s’étendent toujours plus profondément en Afrique de l’Ouest. Mais lorsque les forces de sécurité exécutent sommairement des suspects au nom de la sécurité, c’est aussi contre-productif qu’illégal. De tels actes favorisent le recrutement par ces groupes, attisent les tensions intercommunautaires déjà explosives et privent l’Etat d’une confiance dont il a crucialement besoin de la part des citoyens.

Corinne Dufka est la directrice Afrique de l’Ouest de Human Rights Watch.

lemonde.fr

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