Mauritanie : l’ombre de l’apartheid derrière la Constitution
Un essai percutant sur les racines structurelles de l’apartheid en Mauritanie, au-delà des lois et de l’égalité proclamée par la Constitution.
Apartheid en Mauritanie
Signé : Cheikh Sidati Hamadi, Expert Senior en Droits des Communautés Discriminées sur la base du Travail et de l’Ascendance (GFod), Chercheur Associé, Analyste, Essayiste
L’apartheid ne se limite pas à un système politique ou à une doctrine raciale institutionnalisée ; il peut également se manifester comme une organisation sociale hiérarchisée, fondée sur une ségrégation structurelle enracinée dans la coutume, les relations sociales et les pratiques quotidiennes. En Mauritanie, ce système demeure souvent silencieux et sournois, invisible pour ceux qui s’efforcent de l’ignorer, mais profondément enraciné et destructeur pour les communautés segreguées.
Aujourd’hui, certains acteurs politiques ou analystes cherchent à nier l’existence de cette ségrégation, en se basant sur une lecture superficielle de la Constitution proclamant l’égalité des citoyens. Cette approche repose sur une confusion fondamentale entre égalité formelle et égalité réelle : proclamer l’égalité devant la loi ne suffit pas à supprimer les pratiques discriminatoires ou les hiérarchies sociales profondément ancrées.L’article 8 de la Constitution de 1991 stipule que « tous les citoyens sont égaux devant la loi », mais cette disposition, bien que fondamentale, ne suffit pas à assurer l’égalité réelle au sein de la société.
Le cadre juridique international fournit pourtant une définition claire et sans ambiguïté. La Déclaration des Nations Unies sur l’apartheid racial de 1973 définit ce système comme « un régime politique et social qui instaure la domination d’un groupe racial sur un autre et entraîne l’exclusion systématique » (ONU, 1973). Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998) précise que le crime d’apartheid implique « des actes inhumains commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique d’un groupe racial ou ethnique » (CPI, 1998). Ces textes montrent clairement que la simple existence d’une loi proclamant l’égalité ne suffit pas à effacer un système d’exclusion et de domination.
En Mauritanie, cette ségrégation se manifeste concrètement. Elle se traduit par une ségrégation de l’habitat, des inégalités d’accès à l’éducation et à l’emploi, des déséquilibres dans l’accès à la terre et la sous-représentation politique des communautés discriminées. Frantz Fanon souligne que « les structures sociales peuvent aliéner les individus même lorsque les lois proclamant l’égalité sont en place » (Fanon, 1961, p. 45). Pierre Bourdieu ajoute que les inégalités structurelles perdurent malgré l’égalité formelle, car les pratiques sociales, les normes implicites et les réseaux de pouvoir continuent de reproduire la domination (Bourdieu, 1998, p. 29).
Ainsi, nier cette réalité revient à ignorer le vécu quotidien de millions de citoyens, à fermer les yeux sur des mécanismes invisibles mais puissants qui façonnent l’accès aux ressources, aux opportunités et à la participation politique. Reconnaître cette réalité n’est pas un exercice théorique : c’est le point de départ indispensable pour construire une société réellement inclusive, où l’égalité proclamée par la loi devient une égalité vécue et tangible pour tous.
1. L’habitat comme reflet de la ségrégation
Dans certaines villes, certains groupes se trouvent confinés à des quartiers périphériques ou à des zones rurales mal desservies, avec un accès limité à l’eau, à l’électricité, aux transports et aux services de santé. Cette concentration forcée crée une véritable ghettoïsation : les populations marginalisées sont isolées des centres économiques, des écoles de qualité et des lieux de décision politique.
Les effets sont multiples : sur le plan économique, l’accès aux emplois et aux opportunités est limité, renforçant la précarité et le chômage. Sur le plan éducatif et social, les enfants sont privés des meilleures écoles, limitant la mobilité sociale et reproduisant les inégalités. Politiquement, ces populations restent peu visibles et peu influentes. Symboliquement et psychologiquement, cette ségrégation produit un sentiment de rejet et d’aliénation, normalisant la relégation sur le long terme.
Edward Said rappelle que le territoire n’est jamais neutre : il est un instrument de pouvoir capable de légitimer et de reproduire les hiérarchies sociales (Said, 1993, p. 72). En Mauritanie, l’organisation urbaine et rurale joue ce rôle silencieux mais puissant, rendant plus difficile la reconnaissance des droits des populations concernées (UN-Habitat, 2021, IFAD, 2020).
2. La marginalisation économique et politique
L’inégalité ne se limite pas à l’espace : elle traverse l’économie et la sphère politique. L’accès aux emplois publics et privés, aux crédits et à la propriété foncière reste inégal, tandis que certains groupes bénéficient de privilèges et de réseaux d’influence (SOS Esclaves, 2021, IRA Mauritanie, 2022).
Cette marginalisation s’accompagne d’une invisibilité institutionnelle : la représentation politique ne reflète pas toujours la diversité de la société, et les décisions publiques sont rarement inclusives. En plus, la visibilité des classes discriminées n’apparaît pas dans les médias publics ou privés en Mauritanie, ce qui renforce leur effacement symbolique et prive leurs luttes de toute reconnaissance nationale.
Amartya Sen souligne que la liberté réelle inclut l’accès effectif aux ressources, aux opportunités et à la participation politique, bien au-delà de l’égalité formelle devant la loi (Sen, 1999, p. 85).
3. L’injustice silencieuse : une domination subtile et persistante
Au-delà des textes, la discrimination structurelle se manifeste de manière diffuse et normalisée. Elle se traduit par des pratiques sociales, économiques et culturelles qui reproduisent les hiérarchies et limitent l’accès aux ressources essentielles. Ce système de domination invisible se cache derrière le discours des droits et de l’égalité formelle, donnant l’illusion que toutes les injustices ont disparu alors que les rapports de pouvoir continuent de fonctionner.
Michel Foucault explique que le pouvoir peut s’exercer de manière diffuse et subtile, infiltrant tous les aspects de la vie sociale et rendant les injustices difficiles à percevoir et à combattre (Foucault, 1975, p. 220). Les conséquences sont multiples : sur le plan économique, les populations marginalisées restent cantonnées à des emplois précaires ; sur le plan éducatif, elles ont un accès limité aux structures scolaires de qualité ; sur le plan symbolique et psychologique, elles intériorisent leur exclusion, renforçant un sentiment d’invisibilité et d’aliénation, tout en reproduisant le stigmate génération après génération.
Cette domination subtile fonctionne aussi comme un mécanisme stratégique de maintien du pouvoir. Elle permet à certaines élites de revendiquer la légitimité démocratique tout en conservant les privilèges, en verrouillant l’accès aux opportunités et en donnant l’illusion de neutralité et d’équité. Parce qu’elle se présente sous le couvert de la légalité et de l’égalité formelle, elle est plus difficile à contester et à transformer.
Reconnaître cette réalité, c’est comprendre que la lutte contre l’injustice ne peut se limiter à la réforme légale. Il faut interroger et transformer les pratiques sociales, économiques et politiques qui produisent l’exclusion et la marginalisation. C’est la condition nécessaire pour faire de l’égalité proclamée une réalité tangible et construire une société véritablement inclusive.
Prendre conscience et agir
Parler de cette réalité, ce n’est pas accuser sans fondement, c’est identifier un système silencieux mais enraciné qui façonne encore profondément la société. Comme l’écrit Amartya Sen : « L’injustice n’est pas seulement une question de privation matérielle, mais aussi d’exclusion des choix et de participation à la vie sociale » (Sen, 1999, p. 85). Fanon insiste également sur le fait que « les structures sociales peuvent aliéner les individus même lorsque les lois proclamant l’égalité sont en place » (Fanon, 1961, p. 45).
Il est donc urgent d’admettre la gravité de la situation sociale en Mauritanie : ségrégation dans l’habitat, marginalisation économique, accès inégal à l’éducation et à la santé, invisibilité politique et sociale. Ces réalités ne sont pas de simples accidents, mais le résultat d’une organisation systémique qui fragilise toute possibilité d’égalité réelle.
La reconnaissance de ce problème est la première étape. Ensuite, la société doit agir : réformer les politiques publiques, rééquilibrer l’accès aux ressources, garantir la participation effective de tous les citoyens et transformer les mentalités pour rompre avec la normalisation de l’injustice. Comme le souligne Edward Said : « Comprendre la domination implique de reconnaître comment le pouvoir s’exerce dans les détails du quotidien et dans les espaces invisibles » (Said, 1993, p. 72).
C’est un appel solennel à la conscience collective : la justice sociale et l’égalité ne sont pas de simples principes, mais des obligations concrètes qui requièrent vigilance, engagement et courage politique. Ignorer ces réalités, c’est laisser la structure de l’injustice se perpétuer, génération après génération, avec toutes les conséquences dévastatrices que cela implique pour le tissu social et la Patrie .
Références
ONU, Déclaration sur l’apartheid racial, 1973
CPI, Statut de Rome, 1998
Constitution de la République Islamique de Mauritanie, 1991
Fanon, Frantz. Les Damnés de la Terre. Paris : Éditions Maspero, 1961, p. 45
Bourdieu, Pierre. La Domination masculine. Paris : Seuil, 1998, p. 29
Said, Edward. Culture et impérialisme. Paris : Éditions du Seuil, 1993, p. 72
Sen, Amartya. Development as Freedom. New York : Alfred A. Knopf, 1999, p. 85
Foucault, Michel. Surveiller et Punir. Paris : Gallimard, 1975, p. 220
Amnesty International. Mauritanie : Discrimination persistante, 2021