Le mandat de la jeunesse ou l’exil des espoirs : anatomie d’un déni de développement
Le second mandat de Ghazouani, censé incarner l'espoir des jeunes, révèle une réalité de déni, d’exclusion et de crises structurelles en Mauritanie.
Un an après le début de son second mandat, le président Mohamed Cheikh El Ghazouani continue de mettre en avant un discours axé sur la jeunesse et la modernisation du pays. Cependant, cette ambition semble se heurter à une réalité plus complexe et souvent douloureuse : une jeunesse marginalisée, un développement inégalitaire, et des institutions défaillantes. Derrière les festivités et les discours politiques, la Mauritanie peine à transformer ses promesses en réformes concrètes, alors que la pauvreté et l’exclusion sociale persistent. À travers une analyse critique, cet article explore les contradictions du mandat présidentiel, la déconnexion entre les projets annoncés et les besoins réels de la population, ainsi que l’urgence d’une véritable refondation politique et sociale.
Cheikh Sidati Hamadi
Expert senior en droits des CDWD, chercheur associé, analyste, essayiste
Le premier anniversaire du second et dernier mandat du Président Mohamed Cheikh El Ghazouani s’est déroulé dans une ambiance quasi carnavalesque, entre chants, défilés et spectacles soigneusement chorégraphiés. Ce second mandat, placé sous le signe de la jeunesse, prétend faire de celle-ci une priorité nationale. Pourtant, ce symbole contraste avec la réalité : cette jeunesse, marginalisée, quitte massivement le pays, souvent clandestinement, fuyant chômage, exclusion et désespoir.
Le premier mandat, structuré autour du programme Teahoudati : mes engagements, avait suscité l’espoir en promettant justice sociale, développement inclusif et réforme de l’État. Mais ces promesses tardent à se concrétiser, tandis que les indicateurs sociaux témoignent d’une crise persistante.
Comme l’écrivait Ibn Khaldoun dans Le Prolégomènes (1377), « la civilisation ne peut perdurer sans que la solidarité sociale et le sens du devoir commun ne soient vivants chez ses membres ». Ce lien social se délite sous la pression des inégalités. Samir Amin, dans L’Échange inégal (1973), analysait les mécanismes structurels de dépendance économique qui « condamnent les peuples à une marginalisation durable ». Ce cadre éclaire l’échec des politiques publiques à produire un développement endogène.
La mise en scène spectaculaire du pouvoir participe à cette illusion. Comme l’a expliqué Guy Debord dans La Société du spectacle (1967), « l’aliénation par la représentation » transforme la réalité sociale en image. Ainsi, la fête officielle dissimule des tensions sociales profondes, marquées par une jeunesse exclue, une économie inégalitaire et un pays incapable de répondre à ses aspirations fondamentales.
1. Un bilan en trompe-l’œil
Un an après le début de son second mandat, les partisans et courtisans du président Ghazouani revendiquent des avancées notables pour la jeunesse. Mais la réalité est bien plus sombre : 57 % des établissements scolaires sont défaillants, les services de santé sont incomplets dans les zones rurales, et le chômage des jeunes atteint 32,8 %, avec des pics de 45 % dans le sud.
L’économie, dominée par le secteur minier, 60 % des exportations, 24,6 % du PIB, mais seulement 3 % d’emplois directs, génère de fortes inégalités. Les communautés historiquement marginalisées restent écartées des opportunités économiques.
Comme le soulignait Max Weber, ce n’est pas la richesse qui fonde l’ordre social, mais la perception de sa répartition équitable. Pour Amartya Sen, « le développement consiste à élargir les libertés réelles dont jouissent les individus ». Ces libertés, emploi, logement, éducation, restent largement inaccessibles.
Déjà au XIVe siècle, Ibn Khaldoun dénonçait l’accaparement des ressources par les élites. Plus récemment, Ali Shariati alertait : « là où les droits sont remplacés par des slogans, il ne reste qu’un simulacre de progrès ». C’est précisément ce qu’illustre la rhétorique autour du « mandat de la jeunesse ».
2. Gouvernance et transparence : une réforme sans assise institutionnelle
Les institutions censées réguler l’action publique souffrent de fragilités structurelles. En 2023, seulement 52,4 % des investissements publics ont été exécutés, et 87 % des recommandations de la Cour des comptes restent inappliquées.
La loi sur l’enrichissement illicite, pourtant votée, demeure inappliquée. Le budget citoyen 2024 n’a pas été publié, et la Mauritanie est classée 130e sur 180 pays à l’Indice de perception de la corruption avec un score de 29/100.
Douglass North rappelait que les institutions sont les « règles du jeu », encore faut-il qu’elles soient respectées. Francis Fukuyama ajoutait que « la démocratie sans contrôle indépendant n’est qu’une façade ». En l’absence d’État de droit effectif, la défiance des citoyens s’accentue.
James Ferguson, dans The Anti-Politics Machine (1990), démontre comment le langage technocratique dépolitise les enjeux sociaux. Une gouvernance qui communique sans réformer finit par vider les institutions de leur substance.
3. Croissance sans justice : le paradoxe mauritanien
Malgré une croissance stable entre 4,5 % et 5 % du PIB ces dernières années, tirée par les industries extractives (plus de 30 % du PIB), la pauvreté reste endémique : plus de 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, atteignant 45 % dans certaines zones rurales.
L’indice de Gini (33,4) révèle des inégalités persistantes. Près de 60 % des personnes issues des communautés marginalisées n’ont pas accès aux services de base (éducation, santé, eau potable), et leur taux d’emploi formel est largement inférieur à la moyenne nationale.
Le chômage des jeunes demeure élevé (29 %), atteignant 40 % chez les jeunes femmes rurales. L’exclusion touche également la sphère politique : ces groupes sont quasi absents des institutions. Pierre Bourdieu parlait de « reproduction des structures de domination ». Achille Mbembe écrivait : « la postcolonie est ce lieu où la majorité est présente, mais sans droit de cité ».
Le système éducatif, censé être moteur d’émancipation, perpétue au contraire l’ordre social. Il est inadapté, inefficace et silencieux sur les réalités historiques des exclus. Paulo Freire dénonçait que « l’éducation devient un acte de dépossession lorsqu’elle nie la réalité des opprimés ».
Le silence de l’État sur l’histoire de l’esclavage, encore vivace dans certaines pratiques sociales, empêche tout travail mémoriel. Frantz Fanon écrivait : « le colonialisme a laissé une marque indélébile sur la psyché des peuples colonisés ». En Mauritanie, cette marque persiste dans le déni, l’injustice et l’absence de réformes structurelles.
4. Projets structurants : développement vertical, exclusion horizontale
La Mauritanie affiche une volonté de modernisation à travers plusieurs projets dits « structurants » : gaz à Banda, uranium à Tiris, phosphate à Bouval, complexe sucrier de Foum Legleita. Cependant, nombre de ces projets restent bloqués au stade de l’annonce ou peinent à générer des retombées tangibles pour les populations locales.
Selon l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), plus de 40 % des revenus miniers échappent à toute traçabilité. Les études d’impact environnemental, pourtant exigées par l’Ordonnance n° 2007-045, restent rarement disponibles, et les projets ne s’accompagnent ni de quotas d’emplois locaux ni de compensations foncières transparentes.
Ce déséquilibre se reflète dans les données du PNUD, qui indique que 49,9 % de la population vit dans la pauvreté multidimensionnelle, un taux qui dépasse les 60 % dans les zones rurales précisément là où sont implantés ces projets. Cette dynamique illustre ce que Ha-Joon Chang appelle le « mirage d’élites », lorsque le développement est monopolisé par une minorité qui se détache des réalités du pays.
James Ferguson, dans The Anti-Politics Machine (1994), explique que ces mégaprojets fonctionnent comme des « machines dépolitisantes », en évacuant les enjeux sociaux vers des registres technocratiques déconnectés du débat citoyen. Cette logique se déploie dans un contexte où la Mauritanie occupe le 127e rang sur 180 pays à l’indice de perception de la corruption, et où l’opacité nourrit la défiance.
Ces projets incarnent ainsi ce que Max Weber appelait la domination de la « rationalité formelle » : une gouvernance focalisée sur les moyens techniques et économiques, au détriment des objectifs sociaux et éthiques du développement. Derrière l’ambition modernisatrice, c’est l’exclusion horizontale qui se généralise.
5. Une vision énergétique éclatée, sans stratégie intégrée
Le secteur énergétique mauritanien juxtapose des projets sans cohérence : gaz naturel à Banda, solaire à Nouadhibou, éolien à Boulenoir. Pourtant, aucun Livre blanc sur l’énergie n’a été publié depuis 2016, alors que le pays s’est engagé à porter la part des énergies renouvelables à 30 % d’ici 2030, sans feuille de route claire.
Ce pilotage erratique a des conséquences concrètes. Selon l’Atlas climatique du PNUE (2024), certaines infrastructures énergétiques ont été implantées dans des zones à forte vulnérabilité hydrique, faute d’études anticipatrices. Parallèlement, le taux d’électrification rurale plafonne à 42 %, en raison d’une gouvernance centralisée, de tarifs non régulés et d’un déficit d’inclusion territoriale.
Comme l’affirme Jean-Marc Jancovici, « un pays sans plan énergétique cohérent est un pays sans horizon ». L’horizon énergétique mauritanien fluctue selon les financements extérieurs, révélant l’absence de souveraineté stratégique.
Cette désorganisation illustre ce que Max Weber désignait comme « absence de rationalité substantielle » dans l’action publique, lorsque les décisions sont dictées par l’opportunisme plutôt que par des finalités d’intérêt général. Résultat : les zones rurales restent exclues, les plus vulnérables privés d’électricité fiable, et les citoyens marginalisés des décisions structurantes.
Pour un sursaut d’État ou la perpétuation du déclin
Un an après l’ouverture du second mandat présidentiel, les contradictions entre le discours officiel et la réalité vécue sont devenues structurelles. Le « mandat de la jeunesse » masque difficilement l’exclusion des jeunes, le délitement des services publics, l’illisibilité des priorités nationales et l’absence de réformes crédibles. Le pays se vide de ses forces vives tandis que l’appareil d’État se replie sur des logiques de survie, de rente et de représentation.
Comme l’écrivait Ibn Khaldoun, « l’injustice annonce la ruine des civilisations ». Et Mohammed Abed Al-Jabri rappelait que « toute réforme est vaine si elle ne touche pas à la structure de la raison politique elle-même ». Ce n’est donc pas seulement l’orientation des politiques publiques qu’il faut questionner, mais leur fondement, leur légitimité, leur finalité.
Hannah Arendt soulignait que « le pouvoir commence là où les hommes agissent ensemble, non là où l’on gouverne à leur place ». Or, en Mauritanie, les mécanismes de participation sont neutralisés, les institutions affaiblies, et la parole citoyenne confisquée. Ce déficit démocratique alimente un ressentiment croissant et une désaffection silencieuse qui se traduit par la fuite, le repli ou la colère.
Face à cette impasse, l’avenir ne peut être sauvé ni par des promesses spectaculaires ni par des projets extractifs isolés, mais par un sursaut national fondé sur trois impératifs : justice sociale, inclusion réelle et refondation institutionnelle. Comme l’écrivait Edward Saïd, « la tâche de l’intellectuel n’est pas de consolider le consensus, mais de dire la vérité au pouvoir ». Il est temps que cette vérité soit entendue.
À défaut de rupture courageuse, le régime poursuivra son chemin dans l’illusion, pendant que la jeunesse poursuivra le sien vers l’exil. Il ne s’agit plus de retoucher le décor, mais de réécrire le scénario. Une République sans ses jeunes n’a pas d’avenir ; un État qui oublie ses périphéries prépare son effondrement.
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