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Chapitre 4 : Zein, l’homme qui se détache

Chapitre 4 : Zein, l’homme qui se détache

Il n’y a pas de chute soudaine. Il y a le glissement lent du cœur.

Zein ne s’effondra pas.
Il ne perdit ni sa maison, ni ses titres, ni ses voitures.
Il perdit sa place dans le récit commun. Ce fil invisible qui le reliait aux autres. Il n’était plus un point d’ancrage. Il devenait un point d’interrogation.

On le connaissait pourtant.
Dans les grandes tentes dressées pour les mariages, il arrivait le dernier, mais tout le monde l’attendait.
Dans les cérémonies religieuses, on lui réservait un coin d’ombre, un verre de thé, un Zrig, une place au premier rang.
Son nom était associé à des décennies de stabilité. À cette figure d’homme “de l’État” mais enraciné dans sa tribu, dans ses valeurs, dans ses engagements.

Il savait parler aux anciens, comme aux militaires, comme aux jeunes ambitieux.
Mais il y a un moment, dans la vie d’un homme, où parler ne suffit plus*.
Où les mots s’usent, comme une corde trop tirée.

Ce moment arriva sans bruit.

Un matin, il ouvrit sa fenêtre et vit que la rue devant chez lui était vide.
Pas de talibés. Pas de voisins. Pas de cris d’enfants.
Même le vendeur de charbon n’était pas passé.

C’était une absence étrange.
Pas un silence de repos, mais un silence d’indifférence.

Zein ressentit une sensation qu’il n’avait pas connue depuis sa jeunesse : l’inutilité.

Il essaya d’appeler un cousin. Le téléphone sonnait dans le vide.
Il voulut se rendre à la mosquée du vendredi : personne ne le salua vraiment.
Il se rendit dans un bureau administratif pour une affaire de terrain : on lui demanda d’attendre, comme n’importe qui.

Cela aurait pu passer pour des détails.
Mais dans un monde fondé sur la reconnaissance, ces détails sont des gifles.

Il rentra chez lui, le pas plus lent, le visage fermé.
Dans le salon, son petit-fils jouait à un jeu sur une tablette. Il ne leva même pas les yeux.

C’est là que Zein comprit.
Il n’était plus le centre.
Il n’était plus le point autour duquel la communauté tournait.
Il devenait un satellite, respecté, peut-être, mais lointain.

Alors il fit ce que font les puissants quand ils se sentent fragilisés :
il se replia.

Il réduisit les visites.
Coupa les dépenses familiales.
Fit congédier trois domestiques.
Ferma le bureau de consultation gratuite qu’il tenait chaque samedi.

Sa femme, Hawa, le regardait s’éloigner avec cette sagesse muette des femmes sahéliennes : elle savait que la chute d’un homme n’est jamais dans ses gestes, mais dans ses absences.

Un soir, elle lui dit, en versant le thé :

« Tu étais un arbre. Maintenant, tu te prends pour une pierre. Mais même les pierres s’effritent. »

Il ne répondit pas. Il regardait l’écran de son téléphone, comme un homme cherchant une lumière dans une chambre noire.

Ce n’est pas que Zein était devenu mauvais.
Il était simplement fatigué de porter les autres.
Fatigué d’être sollicité, remercié, flatté, puis oublié.

Il se disait :

« Que chacun se débrouille. J’ai fait ma part. »

Mais en se retirant ainsi, il ne gagnait pas sa paix.
Il perdait son visage.
Car un homme comme lui n’existe que dans le regard des autres.
Et ce regard, désormais, ne portait plus sur lui.

La tribu le remplaça par un neveu plus jeune, plus numérique, plus diplomatique.
La société qu’il dirigeait le mit en congé anticipé.
Les gens du quartier se tournèrent vers d’autres bienfaiteurs, plus discrets, plus agiles.

Et Zein resta là, dans sa grande maison vide, avec ses archives, ses décorations, et cette mémoire pleine d’un monde qui ne voulait plus de lui.

Un soir, alors que la lumière était coupée — encore —, il marcha jusqu’à son jardin.

Il s’assit sur le vieux banc de pierre. Le ciel était lourd, sans lune.
Il pensa à son père, à sa jeunesse, aux longues nuits passées à écouter les anciens parler du “temps où les hommes se donnaient sans calcul”.

Puis il murmura, presque pour lui-même :

« On a partagé le plat. Mais personne ne m’a tendu la main quand j’ai voulu me lever. »

Il comprenait maintenant.
Ce n’est pas la main qu’on tend au repas qui compte. C’est celle qu’on tend quand le plat est vide.

Et celle-là, il ne l’avait plus.

Lire aussi : Chapitre 3 : Les failles

Chapitre 5 : L’individu roi

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