Abdarahmane Ngaïdé : « L’esclavage est toujours d’actualité »

Abdarahmane Ngaïdé : « L’esclavage est toujours d’actualité »
ENTRETIEN. Journée nationale des mémoires de la traite pour la France, 155e anniversaire de l’abolition de l’esclavage aux USA en 2020 : un historien africain s’exprime.
Alors que la France célèbre la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ce 10 mai, les Etats-Unis commémoraient le 19 juin 2020, l’abolition de l’esclavage en pleine période de tensions et de prise de conscience des discriminations persistantes subies par la communauté noire.

Personne n’ignore que, parmi les symboles de cette abomination, il y a l’île de Gorée par laquelle ont transité de nombreux hommes et femmes vers un destin tragique d’asservissement. Quoi de plus normal alors qu’un historien, enseignant et chercheur sénégalais comme Abdarahmane Ngaïdé de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar revienne sur cette tragédie avec sa sensibilité et sa vision des enjeux de l’esclavage, un sujet toujours d’actualité si l’on se réfère à ce qui se passe en Libye actuellement avec le traitement infligé aux migrants, mais aussi ailleurs dans d’autres pays où son abolition effective semble balbutier. Pour Le Point Afrique, il a abordé sans détour l’ensemble des points qui lui paraissent être au cœur des enjeux de la question de l’esclavage.

Le Point Afrique : La thèse que vous avez soutenue a un lien singulier avec l’esclavage. Pourriez-vous nous rappeler lequel ?

Abdarahmane Ngaïdé : Ma thèse porte sur une région du sud du Sénégal, Kolda, qui a une spécificité particulière et intimement liée à l’esclavage. Kolda, en tant qu’entité sociale, historique et politique territorialisée, est née en 1867 au moment où une grande partie du Sénégal était sous administration coloniale, à la suite d’une révolte d’anciens esclaves qui fondèrent le royaume du Fuladu. J’ai ensuite publié un livre, tiré de ma thèse, sur le sujet, qui s’intitule L’Esclave, le Colon et le Marabout. Le royaume peul du Fuladu de 1867 à 1936 (aux éditions L’Harmattan, 2012). Mais, fondamentalement, ce qui m’intéresse, au-delà des faits historiques, c’est ce qui reste de l’esclavage aujourd’hui. D’ailleurs, mes travaux portent actuellement sur le discours « moderne » des anciens esclaves du Fuuta Tooro (la vallée du fleuve Sénégal, toutes rives confondues) et abordent la question de la présence de ce passé qui se perpétue dans… le présent.

L’esclavage est donc toujours un sujet d’actualité ?

Bien sûr. L’esclavage, dans certaines sociétés, est toujours d’actualité, car profondément ancré dans les faits et les mentalités. Il n’est que de songer, par exemple, à la Mauritanie. En revanche, dans la société sénégalaise, la mémoire de l’esclavage et de la traite négrière est, elle, me semble-t-il, en train de disparaître. Personnellement, en tant que citoyen, je n’ai aucune mémoire de cette période, et il en est de même, de mon point de vue, pour l’écrasante majorité de la population. L’esclavage appartient, pour beaucoup, au passé. Les gens ici, au Sénégal comme dans d’autres pays en Afrique, sont avant tout préoccupés par leur quotidien, leur devenir et celui de leurs suivants.

Diriez-vous que l’esclavage est un sujet qui intéresse davantage les diasporas que les populations qui vivent en Afrique ? Si oui, comment l’expliquer ?

C’est une problématique majeure. Une réalité souvent occultée. La diaspora utilise la traite négrière pour des raisons à la fois de stratégie politique, d’idéologie, mais aussi à des fins mercantiles. Les diasporas et les personnes ayant une ascendance africaine se sont emparées de ces sujets – l’esclavage, la traite – pour acquérir une forme de visibilité et de légitimité dans les espaces qui les ont reçus. Et comme en Occident, beaucoup d’argent est consacré pour solder ce passé et soulager les consciences, nombreux sont ceux – de façon opportuniste – qui tentent d’en profiter, y compris sur un plan financier et purement mercantile.

Si j’ai concentré jusqu’ici l’essentiel de mes travaux à l’Afrique, c’est précisément pour contrer ce courant de pensée allogène qui est en train de travestir notre mémoire, c’est-à-dire de la détourner des vraies réalités africaines. De fait, dans l’esprit de beaucoup, la traite négrière est juste un outil de visibilité, un moyen de percevoir des indemnisations et de faire carrière dans leur propre spécialité. Je suis désolé d’être si péremptoire. Cependant, je ne généralise pas, mon but n’étant absolument pas de dévaloriser la pertinence scientifique de beaucoup de travaux – au demeurant fort intéressants – publiés sur la question.

Vous constatez donc une forme d’instrumentalisation de l’Histoire à des fins politiques ?

Oui, d’instrumentalisation à des fins politiques, mais aussi économiques, financières. Depuis trois décennies, combien de colloques ont été organisés sur l’esclavage ? Et combien de livres ont été publiés sur le sujet ? Tout cela sans que les populations africaines y soient associées, ni même informées. L’esclavage et la traite négrière sont devenus un objet de débat, captés par certains intellectuels et quelques groupes de pression alors qu’ils auraient dû rester un objet d’étude historique, dont il aurait fallu transmettre, fidèlement et exhaustivement, la connaissance, la mémoire.

Aujourd’hui, en Afrique en général, et au Sénégal en particulier, que reste-t-il de l’esclavage et de la traite négrière dans la mémoire des peuples ?

Je dirais que l’essentiel de la mémoire de la traite est contenu dans des sites, des espaces physiques, comme celui de l’île de Gorée. D’ailleurs, Gorée figure, pour certains, l’archétype de cette entreprise de reconstruction mémorielle. En exhumant l’histoire, on fabrique un nouveau mythe sans nous en rendre compte, un symbole, auxquels les individus peuvent se référer, se rattacher et légitimer une revendication. L’utilisation souvent « folklorique » de la traite atlantique peut conduire à la fabrication de lieux symboliques qui peuvent refléter « l’histoire réelle » sans pour autant représenter « une histoire vraie ». Cela me permet d’avancer, comme tant d’autres, que trop de charges symboliques dénaturent ou tuent ce que l’on cherche à condenser comme un commun historique à transmettre.

Les espaces ainsi identifiés et « valorisés » deviennent des lieux de pèlerinage pour la diaspora, celle de l’atlantique, excluant celle transsaharienne. Quand j’ai visité pour la première fois la Martinique et surtout la Guadeloupe, je n’ai pas pu résister à l’idée que j’étais en pèlerinage sur le lieu de mes propres racines ! Étrange sensation qui me fait croire que, pour ancrer la mémoire de la traite chez les continentaux, il va falloir entreprendre un pèlerinage dans l’autre sens.

Vous êtes enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop. Comment enseigne-t-on l’histoire aujourd’hui à des jeunes, s’il y a une forme d’instrumentalisation ? Comment recontextualiser cet épisode douloureux afin de ne pas en avoir une perception faussée ?

L’enseignement a un grand rôle à jouer, mais il faut commencer le plus tôt possible, dès le bas-âge. Déjà, faire comprendre aux jeunes que l’esclavage puis la traite ont été le fruit de longs processus historiques, qui se sont étirés sur plusieurs siècles. Ils ne sont donc pas la résultante d’une volonté politique qui se serait exercée à un moment donné. Progressivement, nous avons été considérés, nous Africains, comme une marchandise, un objet de commerce. Mais cela n’a pas débuté avec l’arrivée des Blancs sur le continent. L’esclavage domestique était très répandu en Afrique. La différence tient au fait que « nos » esclaves n’étaient pas vendus. Seuls étaient cédés, en échange d’une contrepartie, ceux que l’on capturait à autrui. Car en vendant « nos » esclaves, on perdait le bénéfice de l’investissement dans leur éducation. Il ne faut pas non plus omettre les traites arabes, souvent occultées, pour se concentrer sur celles auxquelles les Occidentaux se sont livrés.

L’esclavage, c’est en réalité deux étapes : l’une mécanique, l’autre mentale. Aujourd’hui, l’étape mécanique a pratiquement fait long feu. Mais l’esclavage mental, psychologique, lui, continue de faire florès. C’est pourquoi l’enseignement a un grand rôle à jouer, et cela doit commencer dès l’école primaire. Car, sur le plan de la psychologie collective, la blessure de l’Histoire infligée par l’esclavage peut demeurer vivace au sein de la société et conduire à limiter les ambitions de certains individus, et les amener à s’autocensurer de manière quotidienne. Si l’enseignement de l’histoire doit être utile et servir à quelque chose, au-delà de la transmission rigoureuse de la connaissance des faits passés, c’est certainement contribuer à la libération mentale des individus. Malheureusement, il est le plus souvent utilisé comme une arme tournée contre quelque chose, voire contre un « groupe » d’individus. Parce qu’il faut le signaler, les « castes », et surtout leurs travers, résistent au temps long de l’histoire.

Il n’est donc pas facile d’enseigner l’histoire de l’esclavage et des traites négrières de nos jours… ?

Nous sommes au XXIe siècle, dans un autre contexte. Il est grand temps d’adopter une approche plus rigoureusement historique – je n’oserais dire plus scientifique – et de l’esclavage et des traites négrières. Il faut qu’on arrive à articuler ensemble leurs conséquences psychologiques afin de mieux comprendre ce qu’il est advenu de tout cela dans les pratiques quotidiennes des Africains et des « Afro-descendants » dans le monde. Comment en effet enseigner l’esclavage à des gens qui, d’un simple clic, parcourent le monde grâce à Internet et aux réseaux sociaux ? Je suis un adepte de la transmission d’un savoir intégral, et non parcellaire, biaisé. Pourquoi, à un moment donné, bascule-t-on dans l’utilisation négative d’une période historique, certes douloureuse ? On ne peut raisonnablement continuer d’utiliser négativement à des fins simplement politiques ou économiques. L’histoire ne sert pas à cela, répétons-le.

Le 10 mai est commémorée en France la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Comment percevez-vous cet événement ?

Vous parlez de commémorations, mais moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas vraiment la traite atlantique, mais l’esclavage dans ses formes actuelles, tel qu’il est encore pratiqué, notamment à 500 kilomètres de Dakar, en Mauritanie. Dans ce pays du Maghreb dit arabe, il y a encore de nos jours des esclaves. C’est d’eux qu’il faut s’occuper en priorité. Si nous n’avons plus prise sur le passé, en revanche, nous pouvons agir sur le présent. Et c’est un historien qui vous le dit ! Peu importe si cela fâche certaines personnes. Parce qu’il ne faut pas qu’une séquence historique fasse l’objet de récupération ou de détournements politiciens ou exorcistes. Les commémorations ont un aspect sacré qui mérite de véritables analyses afin de mieux comprendre l’esprit qui les commande.

Parler de l’esclavage aujourd’hui, qui cela pourrait-il bien fâcher ?

En Mauritanie, par exemple, il y a plusieurs personnes que cela pourrait fâcher… C’est largement tabou parce qu’en théorie il y a une unité dans l’islam. La oummah, ladite communauté des croyants, qui en est une. Or, souvent, les Noirs dans les pays arabes sont traités de vils « abd » (serviteur, captif, esclave en arabe). C’est important, car il est dans l’intérêt des relations entre les mondes africain et arabe de purger le mal en s’attaquant à sa racine. Les choses évoluent certes. En Mauritanie, les gens en parlent de plus en plus ouvertement. Mais c’est un processus lent, une séquence de longue durée. Du coup, pour solder tous les comptes, cela prendra certainement beaucoup de temps.

Quelles sont les principales séquelles de l’esclavage aujourd’hui ?

J’ai évoqué tout à l’heure l’autocensure des individus dans les sociétés où l’esclavage a été pratiqué. Celle-ci demeure, hélas, encore largement répandue de nos jours. En Mauritanie, par exemple, un très grand nombre de descendants d’anciens esclaves sont chauffeurs ou bien affectés à des travaux manuels ou à des tâches socialement dévalorisées, prenant ainsi la place qu’occupaient jadis leurs ancêtres durant la période esclavagiste. Cela s’explique sans doute par les chemins de dépendance, mais aussi par ce rapport très sentimental entretenu avec la religion qui commanderait de suivre son maître, car c’est lui qui est susceptible de vous emmener au paradis.

Les individus sont donc conditionnés pour se comporter comme des esclaves, même s’ils n’en sont pas. Il faut briser cette camisole mentale, qui pousse au déterminisme. Encore une fois, les leçons à tirer de l’esclavage ne doivent pas servir à des revendications d’ordre politique et économique au profit de personnes qui sont loin d’être directement concernées. Ce qui est une forme de capitalisation, voire de monétisation du passé. Elles doivent, au contraire, favoriser la libération d’individus qui sont, aujourd’hui encore, privés de liberté, sur le plan physique comme psychologique.


Propos recueillis par Gilbert Faye, à Dakar
Le Point Afrique

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